Par Pierre Rousset et François Sabado le 22 novembre 2015 - Source alencontre.org
Les 13 novembre constitue un changement dans la situation politique nationale et internationale. L’Etat islamique (EI, Daesh) a encore frappé ; et plus fort encore. En janvier, les cibles étaient les journalistes de Charlie Hebdo, la police et les juifs. Cette fois-ci, c’est la jeunesse du pays qui est visée. Ils n’ont pas tué n’importe où et n’importe qui : ils se sont attaqué aux jeunes, à la jeunesse sous toutes ses couleurs, quelque soient ses origines, ses religions (ou absence de religion), ses opinions politiques. Au moins 130 morts, plus de 350 blessés – un millier au bas mot de témoins directs du carnage. Beaucoup d’entre nous ont des proches parmi les victimes et, sinon, nous avons des amis qui en ont. L’onde de choc, l’émotion, est profonde.
L’objectif poursuivi par les commandos de l’Etat islamique ne fait pas mystère : fracturer par la terreur la société. Créer une situation où la guerre des uns contre les autres s’impose ; où la peur dresse d’infranchissables barrières entre les citoyennes et citoyens selon leurs origines, leurs religions, leurs modes de vie, leurs identités – creuser un fossé de sang au sein même de la religion musulmane, forcer les croyants à choisir un camp. Qui n’est pas avec nous jusqu’à l’inhumain est contre nous, et devient une cible « légitime ».
Les attentats de Paris ont été parmi les plus sanglants perpétrés dans le monde par l’État islamique et autre mouvement similaire, qui répondent à la même logique destructrice. Notre solidarité est internationale, elle se tourne en particulier vers celles et ceux qui, en d’autres pays, la combattent au péril de leurs vies : en Syrie et en Irak, au Liban et à Bamako, au Pakistan et en Turquie.... Nous devons avant tout affirmer notre compassion, notre identification, notre fraternisation avec les victimes, avec leurs proches.
En un tel moment, nous continuons bien entendu poursuivre la lutte de classes, à soutenir le combat de toutes et tous les opprimés ; mais au-delà, nous défendons l’humanité contre la barbarie. La dimension humaniste de l’engagement révolutionnaire reste pour nous une boussole. Toute politique progressiste commence par l’indignation, l’émotion. Elle ne se réduit pas, bien entendu, à celles-ci, mais tel est son point de départ. N’opposons pas réfléchir à pleurer ! Ne parlons pas d’une langue de bois, n’écrivons pas d’une plume glacée ! Ici et maintenant, aidons les victimes et leurs proches, participons aux moments de deuil, aux minutes de silence, aux manifestations de solidarité. Nous sommes dans ce mouvement – et c’est de là que nous pouvons expliquer nos positions.
Les révolutionnaires se doivent de rejeter clairement et nettement la barbarie fondamentaliste. Elle doit être combattue – par nos méthodes, selon notre orientation et non celle de nos gouvernants –, mais elle doit être activement défaite.
Sous le choc des événements, des organisations de gauche, associations et syndicats ont plié devant l’appel à l’union nationale ; d’autres comme en réaction ont tellement souligné les très réelles responsabilités politiques et historiques de l’impérialisme occidental que la dénonciation de l’Etat islamique en est devenue inaudible. Au fil des jours, les prises de position se sont souvent clarifiées. Tant mieux. Mais on lit encore bien des articles jugeant que si les attentats « n’avaient aucune excuse », il fallait avant tout prendre en compte « le contexte » – l’analyse dudit contexte se réduisant pour l’essentiel à l’énumération des méfaits impérialistes, on pourrait en conclure que les mouvements fondamentalistes ne font que réagir à l’action des grandes puissances et que nous devrions en quelque sorte leur accorder des circonstances atténuantes. Il est nécessaire de lever toute ambigüité à ce sujet.
Etrangement, bien des plumes de gauche dénoncent vigoureusement les attentats fondamentalistes, mais se refusent à condamner nommément, explicitement, les mouvements qui les commettent. Plus étrange encore, bien des organisations qui n’hésitent pas à le faire (nommer les coupables, expliciter leur caractère réactionnaire) n’en tirent aucune conséquence pratique. Quand on en arrive aux tâches, le combat contre le terrorisme et contre ces fondamentalismes n’est plus mentionné ; ce qui, soit dit en passant, laisse à nos gouvernants le monopole des réponses spécifiques. Nous sommes généralement d’accord pour nous attaquer aux impérialismes et à leurs guerres, à une mondialisation capitaliste destructrice, aux inégalités et aux discriminations, à l’idéologie du choc des civilisations, aux racismes – dont l’islamophobie –, aux héritages du passé colonial, aux politiques sécuritaires et états d’exception, aux appels à l’union nationale et à la paix sociale… A certaines causes donc et aux conséquences des drames que nous vivons. Mais nous devons aussi combattre l’influence de Daesh (entre autres) dans nos propres sociétés et nous solidariser concrètement avec les résistances populaires dans les pays du Sud déchirés par le fanatisme religieux – un devoir internationaliste s’il en est ! Il y a là un « point aveugle » dans une bonne part de la gauche radicale, même celle qui ne sombre pas dans un « campisme » délétère. C’est pourquoi nous donnons de l’importance à cette question dans notre contribution.
L’Etat islamique et autre mouvement similaire ne se contentent pas de réagir ; ils agissent selon un agenda qui leur est propre. Ce sont des acteurs politiques qui poursuivent des objectifs déterminés. Il fait peu de doute que Daesh soit effectivement responsable des attentats de Paris. Cette organisation a construit un protoÉtat sur un territoire équivalent à celui de la Grande-Bretagne. Elle gère une administration, accumule d’immenses richesses (évaluées à près d’1,8 milliards de dollars), organise la contrebande de pétrole ou de coton. Elle mène des opérations de guerre sur de multiples théâtres d’opérations, a recruté des informaticiens du plus haut niveau… Elle n’est pas une marionnette ! Elle est responsable de ces actes – totalement responsable des attentats qu’elle commet en tant de lieux.
Cette responsabilité propre ne s’efface pas du fait des responsabilités de l’impérialisme, aussi écrasantes soient ces dernières – et depuis longtemps : des accords Sykes-Picot du début du XXe siècle aux interventions actuelles des grandes puissances. On entend souvent dire que sans l’intervention US de 2003 en Irak (qui a déstabilisé la région, disloqué des Etats), Daesh n’existerait pas. Ce n’est vrai qu’en ce qui concerne un enchaînement spécifique qui a conduit à la fondation de l’Etat islamique tel qu’on le connaît. Autrement, c’est faux. L’émergence des forces djihadistes ne découle pas mécaniquement de la seule domination impérialiste, elle est le produit combiné de nombreux facteurs qui vont de la faillite des gauches arabes (et européennes) jusqu’à la volonté des bourgeoisies dans la région d’avoir de nouvelles forces contre-révolutionnaires pour appuyer leurs ambitions régionales ou combattre la montée révolutionnaire au sein du monde arabe. C’est aussi vrai concernant la montée des fondamentalismes religieux en d’autres parties du monde, y compris dans des pays qui n’ont rien connu de comparable à la guerre de 2003, comme l’Inde (extrême droite hindouiste), la Birmanie (extrême droite bouddhiste) ou les Etats-Unis (extrême droite chrétienne – puissante bien avant 2011 et fort proche de Bush).
Il y a une responsabilité impérialiste occidentale, comme au lendemain de la guerre 14-18 (le traité de Versailles) dans la montée du nazisme en Allemagne. Les antifascistes de l’époque n’ont pas manqué de le rappeler systématiquement. Cependant, une fois qu’il a pris son envol, le parti nazi a été dénoncé et combattu en tant que tel. Daesh a pris son envol…
Nous devons continuer à expliquer le contexte, mais l’Etat islamique doit être appréhendé pour ce qu’il est, pas comme la simple ombre portée de l’Occident. L’impérialisme contemporain, les politiques néolibérales, la mondialisation capitaliste, les entreprises de recolonisation, les guerres sans fin déchirent le tissu social d’un nombre croissant de pays, libérant toutes les barbaries. Mais les fondamentalismes religieux sont eux aussi de redoutables agents de la désintégration de sociétés entières. Il n’y a pas en l’occurrence une « barbarie principale » (de l’Occident) qu’il faudrait combattre aujourd’hui et une « barbarie secondaire » (Daesh et consort) dont on ne devrait se préoccuper que dans un avenir indéfini. L’inverse est tout aussi vrai : on ne doit pas fermer les yeux sur la barbarie impérialiste et celle des dictatures « alliées » sous prétexte de combattre la barbarie fondamentaliste. Il n’y a pas de hiérarchie dans l’horreur. On doit défendre activement et sans attendre toutes les victimes de ces barbaries jumelles, qui se nourrissent l’une l’autre, sous peine de faillir à nos devoirs politiques et humanitaires.
Les fondamentalismes religieux ont souvent été initialement soutenus par Washington au nom de la lutte contre l’URSS (en Afghanistan, au Pakistan…) avant d’affirmer leur autonomie, voire de se retourner contre leur parrain. Profondément réactionnaires, ces mouvements n’ont rien de progressiste. Il n’y a pas « d’anti-impérialisme réactionnaire » ! Ils veulent imposer un modèle de société à la fois capitaliste et passéiste, totalitaire au sens fort du terme. Bien entendu, la France est frappée en raison de sa politique moyen-orientale ou de son histoire coloniale et post colonial. Mais lorsque Daesh massacre les Yezidis parce qu’ils sont Yezidis, réduit des populations à l’esclavage, vend des femmes, déstabilise le Liban, pousse aux extrêmes les violences interconfessionnelles (notamment à l’encontre des chiites), quel est le rapport avec un supposé anti-impérialisme ?
Tous les mouvements fondamentalistes n’ont pas les mêmes bases, la même stratégie. Certains, comme l’Etat islamique, sont-ils fascistes ? Ils n’entretiennent pas les mêmes rapports (complexes) avec des secteurs des bourgeoisies impérialistes comme en Europe dans les années 30, mais les reproduisent avec des secteurs des bourgeoisies de « puissances régionales » comme au Moyen-Orient l’Iran, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie… Ils attirent la « poussière d’humanité » de sociétés en déliquescence aussi bien que des éléments des « classes moyennes », d’une « petite bourgeoisie » d’un salariat éduqué. Ils usent de la terreur « par en bas » pour imposer leur ordre. Ils déshumanisent l’Autre et en font des boucs émissaires comme hier les nazis des Juifs, Tziganes ou homosexuels. Ils éradiquent toutes formes de démocratie et d’organisations populaires progressistes. L’exaltation religieuse occupe la même fonction que l’exaltation nationale dans l’entre-deux-guerres et leur permet, en sus, de se déployer internationalement. Il serait étrange que les convulsions provoquées par la mondialisation capitaliste ne donnent pas naissance à de nouveaux fascismes, comme il serait étonnant que ces derniers ressemblent trait pour trait à ceux du siècle précédent. Il y a une différence avec les fascismes européens, c’est l’imbrication de cette réaction intégriste totalitaire, de la crise de dislocation d’Etats, et des rapports de domination impérialistes-économiques et militaires qui encadrent la région. La lutte antiterroriste doit être menée par les peuples de la région, et non par une coalition de puissances occidentales. Une nouvelle intervention militaire des puissances impérialistes et de la Russie, appuyée sur chacun de ses flancs, par les pays du golfe et par la dictature syrienne, peut affaiblir Daesh sur le plan militaire, mais elle ne peut que provoquer une réaction de rejet de tous les peuples sunnites de la région.
Les attentats du 13 novembre ont été avant tout commis par des Français ou Franco-Belges – la France étant avec la Belgique deux des pays d’où les départs pour la Syrie ont été les plus fournis. Il n’y a pas un profil unique des personnes qui se rallient à l’Etat islamique. Elles peuvent être de familles croyantes, musulmanes laïques ou non musulmanes : les convertis récents, non arabes, sont assez nombreux. De même, elles peuvent être issues de milieux très précarisés ou stables, avoir un passé de délinquant ou pas. Dans certains cas, la « radicalisation » d’un individu est l’aboutissement d’un long processus ; pour d’autres, il s’agit d’un basculement brutal. Comme on pouvait s’y attendre, la plupart des hommes qui ont commis des attentats en France proviennent de milieux particulièrement défavorisés, ont connu la prison et ont été membres de gangs, mais pas tous. Confrontés à cette pluralité des profils, nous ne pouvons nous contenter d’explications simples, uniquement sociologiques (précarisation, racialisation des rapports sociaux…) ou historiques (l’empreinte postcoloniale).
A la différence de radicalisations antérieures de la jeunesse, celle-ci est très minoritaire et ne porte pas les mêmes aspirations humanistes. L’Etat islamique se met lui-même en scène sous son jour le plus cru : « venez couper des têtes avec nous ». L’armée française a massivement torturé, notamment durant la bataille d’Alger, mais le gouvernement et l’état-major niaient farouchement leurs crimes : pas d’appels proclamant « Rejoignez, votre Grande Armée, venez torturer avec nous » ! Daesh affiche explicitement un discours de haine et d’exclusion de l’Autre (à l’instar des plus extrêmes des extrêmes droites). Il n’y a pas d’analogie possible entre les départs actuels en Syrie et la constitution des brigades internationales lors de la guerre civile espagnole – ou la radicalisation des années 60.
Rien de banal dans tout cela ni dans le recours à la terreur de masse. Prétendre que le terrorisme serait l’arme « naturelle » des opprimés dans des guerres « asymétriques », c’est ignorer les leçons des grands combats de libération du siècle passé, des guerres révolutionnaires. Dans les luttes pour leur indépendance ou contre l’impérialisme, en Indochine ou en Amérique latine, les attentats terroristes ont été à l’époque rares et les mouvements concernés ont généralement rapidement compris que le coût politique de telles opérations était trop élevé – et posait bien des problèmes éthiques. En Algérie, le FLN, qui s’était aventuré sur ce terrain a vite fait marche arrière, sous la pression de certains de ses secteurs ou des mouvements de solidarité avec l’indépendance algérienne.
Nous subissons les conséquences ultimes de la « crise du politique », de la désocialisation inhérente à nos sociétés néolibérales et de leur injustice croissante, de la défaite subie par nos générations (les radicaux des années 60-70), de l’incapacité des gauches dans nos pays à offrir une quelconque perspective radicale et à agir au sein des populations précarisées. Nous touchons de ce fait à des domaines que la plupart d’entre nous ne maitrisons pas : la psychosociologie, le rapport entre fragilités identitaires individuelles et déliquescence du tissu social, les quêtes adolescentes. L’Etat islamique offre une armure identitaire et du pouvoir : pouvoir de la représentation, pouvoir des armes, pouvoir sur les femmes, pouvoir de vie et de mort… Bien plus qu’un supposé anti-impérialisme, c’est ce qui fait son attrait.
Ce sont des questions que nous devons intégrer plus que nous ne l’avons fait jusqu’à maintenant ; et dont nous pouvons déjà tirer quelques implications. Le combat antiraciste, aussi important soit-il, ne suffit pas. A l’encontre de l’individualisme néolibéral et son anonymat (qui connaît ses voisins ?) il faut favoriser, reconstituer, les lieux de socialisation, du « vivre ensemble », de la mixité – et réintroduire une réflexion de fond sur l’éthique de l’engagement et de la lutte.
Dans une telle situation, tous les racismes constituent un danger mortel, dont le racisme d’Etat bien entendu, mais pas seulement. Luttons contre ce qui peut alimenter les tensions intercommunautaires, opposer les opprimés les uns aux autres que ce soient le racisme anti-arabe ou la négrophobie, l’antisémitisme ou l’islamophobie, la discrimination des Roms… – et pour cela, nourrissons une culture du vivre ensemble, du respect des droits de toutes et tous.
Les derniers événements (13 novembre, attentats au Sinaï contre l’avion de ligne russe…), ont précipité une évolution des alliances que l’on percevait déjà avant, avec la formation d’une grande coalition : intégration de la Russie, abandon des prétentions à l’autonomie de la France, inquiétudes manifestées jusqu’en en Arabie saoudite sur le déploiement de l’Etat islamique… En contrepartie, le régime Assad est conforté alors qu’il est à l’origine de la crise syrienne et coupable des crimes que l’ont connaît. Cela suffira-t-il à favoriser un accord temporaire entre puissances régionales appartenant aux dits « blocs » sunnite et chiite ?
Il est encore bien tôt pour mesurer toutes les implications de ce tournant dans la situation internationale. Soulignons pour l’heure les points suivants :
Les compromis entre Occidentaux et la Turquie ou le régime Assad se feront au détriment des forces qui sur le terrain méritent le plus notre soutien : Kurdes, Yezidis, composantes progressistes et non confessionnelles de la résistance au régime. Il faut leur apporter notre solidarité politique et matérielle et exiger qu’ils reçoivent notamment un armement adéquat – ce dont les composantes progressistes de l’ASL n’ont jamais bénéficié (et pourtant, elles résistent !) et ce dont les Kurdes pourraient être privés, en particulier sur le front syrien. Force est de reconnaître que nous n’avons jamais fait en France, en ce domaine, ce que nous aurions dû.
L’intensification des bombardements de la coalition, avec le prix exorbitant payé par les civils, risque de renforcer l’audience de Daesh auprès d’autres composantes islamistes opérant en Syrie. Le résultat net de cette politique serait alors de conforter à la fois le régime Assad et les organisations fondamentalistes (à commencer par l’Etat islamique) ! Pour éviter ce piège, il faut rompre avec la logique des grandes puissances : aidons les forces populaires en Syrie, en Irak à poursuivre leur combat au lieu de vouloir se substituer à elles, voire à les marginaliser plus encore.
Luttons donc contre la politique de guerre de nos gouvernants, mais comprenons aussi la spécificité de ce conflit, bien différent des guerres d’Indochine ou d’Algérie : le retrait des troupes françaises ou américaines signifiait alors la fin des principales ingérences étrangères et créait les conditions d’une victoire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui au Moyen-Orient : il resterait la Turquie, l’Iran (et le Hezbollah), l’Arabie saoudite, le Qatar, l’Algérie, l’Egypte… Dans une géopolitique aussi complexe, il nous faut écouter les mouvements que nous soutenons pour tenir compte de ce dont ils ont besoin matériellement et politiquement. C’est aux peuples de décider pas aux coalitions impérialistes. Mais, et c’est une dimension particulière de cette guerre, les Kurdes comme les démocrates syriens ont demandé et demande une aide sanitaire et militaire, y compris aux gouvernements occidentaux. Il faut la leur donner. Pas de substitution à la décision et à l’autodétermination des forces démocratiques syriennes et kurdes, mais aucune hésitation à les aider et à faire pression sur nos gouvernements pour qu’ils répondent aux appels qu’ils lancent.
Sur le plan international, l’hypocrisie des forces occidentales doit être dénoncée : d’un côté, elles prétendent combattre le terrorisme et de l’autre elles appuient des régimes comme ceux du Qatar, de l’Arabie saoudite ou de la Turquie.
La coalition qui se constitue n’est en rien une alliance « démocratique » contre une menace totalitaire. Outre nos impérialismes « classiques », elle comprend la Russie de Poutine, l’Arabie saoudite dont le régime est très proche du modèle de société prôné par Daesh, le Qatar, la théocratie iranienne, la Turquie d’Erdogan… Quelle que soit la nature de l’Etat islamique, toute analogie avec un « front démocratique antifasciste » est invalide. Nous ne sommes ni avec la coalition, ni avec Daesh, ni avec Assad. Nous sommes pour le droit à l’autodétermination des peuples – dont le peuple palestinien –, contre toutes les barbaries.
Comme en janvier dernier après le massacre des journalistes de Charlie, la mort du personnel de police, l’attaque de l’Hypercacher [1], l’émotion a submergé le pays – ce qui est évidemment parfaitement normal. Les actes islamophobes se sont multipliés, mais ils sont le fait d’une frange seulement de la population. Les actes de solidarité et de convivialité se sont aussi multipliés : grand sourire dans le métro quand on croise un Magrébin, galanterie ostentatoire (même si désuète) quand on s’efface pour laisser passer une femme voilée, réoccupation des lieux de fêtes et de mixité, rejet des amalgames… Malheureusement, tous ces gestes-là ne sont pas recensés et n’entrent pas dans les statistiques.
Comme en janvier, aussi, les politiques sécuritaires sont plébiscitées, les forces de l’ordre applaudies. Or, plus encore qu’en janvier, le gouvernement saisit l’occasion pour prendre des mesures liberticides. Ce fut hier le cas de la loi sur le renseignement qui donne des pouvoirs exorbitants aux services secrets. C’est maintenant le cas avec l’instauration de l’état d’urgence, son durcissement par le Parlement, l’appel du gouvernement français à ce que l’Union européenne suive avec, notamment, le fichage des passagers prenant l’avion, et l’annonce par François Hollande d’une réforme constitutionnelle.
La France est déjà dotée de deux régimes d’exception, forgés notamment à l’occasion de la guerre d’Algérie : l’état d’urgence (une demi-loi martiale qui libère les forces de l’ordre du contrôle judiciaire et limite les libertés) et l’état de siège (une loi martiale intégrale donnant les pleins pouvoirs à l’armée). Pourquoi cela ne suffit-il pas à nos gouvernants ? Parce que le recours à l’état d’urgence, par exemple, est limité dans le temps et demande un vote parlementaire – qui en l’occurrence fut presque unanimement favorable : elle a été soutenue par la grande majorité des socialistes, des Verts et des députés communistes. La réforme constitutionnelle permettrait au gouvernement (ou au président ?) de prendre plus librement des mesures d’exception – et de faire finalement de l’exception la règle : intervention de l’armée en matière de police, perquisitions arbitraires, détentions « préventives », interdiction des manifestations ou grèves, censure de la presse, etc. Le texte de loi que rédigera Hollande n’est pas encore connue, mais ses intentions sont claires. Le régime deviendra de plus en plus autoritaire, la militarisation de société fera un bond en avant.
Bon nombre de personnes s’inquiètent de ce qui se passerait si Marine Le Pen et le Front national emportaient les élections (un scénario qui ne relève pas de la politique fiction), mais ne se demandent pas ce que les Hollande, Valls, Sarkozy ou autres en feront. Il est donc très important de rappeler ce que les gouvernements « républicains » ont fait par le passé – dont la torture en Algérie et l’adoption d’une loi d’amnistie qui interdit de mettre en accusation ses auteurs (on ne peut que les accuser d’apologie de la torture si, après-coup, il en défendent l’usage), l’oubli médiatique du massacre des Algériens de Paris le 17 octobre 1961 (terrorisme d’Etat s’il en est), le putsch des généraux à Alger, de multiples coups fourrés des services secrets, l’attentat contre le Rainbow Warrior de Greenpeace (un mort, terrorisme d’Etat à nouveau), l’assassinat de dirigeants kanaks, etc. En fait, l’ensemble des lois sécuritaires adoptées ces dernières années et les dispositifs de surveillance mis en place peuvent permettront au pouvoir quel qu’il soit de mener une guerre civile rampante quand il le désirera. Enfin, au-delà de la marche au tout sécuritaire, il y a un calcul politique. Hollande et Valls comptent sur l’état d’exception pour utiliser une nouvelle fois l’arsenal bonapartiste et se hisser d’une certaine façon, au-dessus des partis et des institutions. Opération qui vise à neutraliser le bilan catastrophique des gouvernements depuis 2012 et à promettre au Parti socialiste de meilleurs résultats électoraux. Pari des plus hasardeux. Hollande et Valls peuvent jouer la carte sécuritaire, appuyée sur les institutions de la Ve République, mais dans la situation politique actuelle où les vents mauvais vont à droite et à l’extrême droite, ce sont ces forces qui risquent de profiter de cette manœuvre.
Les résistances à la prolongation de l’état d’urgence ont été très faibles dans la gauche parlementaire, mais plus importante à la base (au sein du PCF par exemple, contre le vote de ses représentants) ou dans le mouvement social et syndical : Solidaires, mais aussi la CGT.
Le moment politique présent est lourd de très grands dangers. La démocratie politique a déjà été vidée de son contenu, les assemblées élues n’ayant plus prise sur les principales décisions (qui relève de l’Union, de l’OMC, des traités intergouvernementaux…). Ce sont maintenant les libertés civiques, déjà sous contraintes, qui risquent de devenir une coque vide. Le gouvernement veut pouvoir assigner la société à résidence. Or la population n’en a pas conscience.
L’important est de lier entre eux les terrains de résistance, de manifester notre solidarité avec les victimes du terrorisme, donner les moyens matériels, politiques et militaires de survivre et de vaincre aux peuples qui luttent pour leur liberté, d’aider les forces progressistes et non confessionnelles qui luttent sur le terrain tout à la fois contre l’obscurantisme sanguinaire, terroriste, de Daesh et celui du régime d’Assad qui l’a tant favorisé. C’est arrêter d’engager des guerres et des bombardements, arrêter de soutenir des régimes absolutistes et de promouvoir les injustices sociales et politiques au Moyen-Orient comme ailleurs.
L’état des forces progressistes en France est assez désastreux, mais, en ce moment clé, des points d’appui pour résister existent : dans les sentiments de solidarité partagés au sein de la population, dans la réaction de la jeunesse, dans le refus par bon nombre d’associations et syndicats d’accepter des mesures liberticides, un régime permanent d’exception. De quoi construire un front uni en défense des libertés ici et ailleurs, du vivre ensemble, de la solidarité.