Le jour s’est levé sur Paris sans que nous y prenions garde. Cela fait au moins cinq heures, peut-être six que se déroule l’opération de démantèlement des campements de migrantEs ce vendredi 4 novembre autour des métros Stalingrad et Jaurès.
Samiullah, Mustapha et Samir* sont perdus, les yeux éteints. Nous n’avons plus de mots de réconfort. Ces mots seraient indécents. L’impuissance est devenue un vide, un gouffre.
Ils se sont mis en retrait de la cohue qui pousse vers les cars. Ils avancent puis reculent en permanence. Ils voulaient que leurs exigences soient entendues. Ils n’ont même pas réussi à obtenir la moindre information. Ils ne savent pas où vont ces cars. Certains de leurs amis, notamment afghans, partis dans les premiers cars disent qu’ils ont été conduits dans des gymnases, sans un mot, encore. Devraient-ils rester à la rue, recommencer ou monter, malgré tout ?
Alors qu’au moins deux mille migrantEs sont déjà partiEs, les CRS ont mis en place maintenant une sorte de sas pour canaliser la pression. Pour pouvoir monter dans les cars qui continuent de se succéder les migrants doivent s’accroupir devant les flics qui hurlent « sit down » et repoussent violemment ceux qui tentent de se mettre debout. Les CRS agrippent le dos des migrants, un par un, et les tirent comme de vulgaires sacs pour les faire passer du « bon » côté des cars.
Nous étions là pour les soutenir, et aussi pour témoigner. Mais nous nous éloignons. Ce n’est pas la visibilisation de l’humiliation que nous défendons. Mais celle de la résistance à l’humiliation, celle qui restaure de la dignité. Et là, de résistance, il n’est plus question.
Il faut maintenant permettre à Samir, Samiullah, Mustapha de se soustraire à notre regard, de devenir, vraiment, invisibles. Pour pouvoir choisir de se soumettre à cette humiliation…
Nuit et brouillard
Ca a commencé à 5H15, en pleine nuit. Un dispositif policier gigantesque s’est déployé, les autorités parlent de 600 flics, ceinturant d’une part le campement, composé principalement d’Afghans, côté Jaurès et de l’autre, les trois campements situés vers le métro Stalingrad. A ce moment-là aucun officiel n’est en vue. Aucune communication en direction des migrantEs. Uniquement des rangées de flics, portant des masques blancs, comme s’il s’agissait d’une zone contaminée. Et ces rangées noires poussent, sans un mot, les migrantEs, comme des chiens le feraient d’un troupeau.
Du côté Jaurès, plusieurs centaines sont repoussés dans une rue le long du canal. Loin des yeux d’un boulevard qui va bientôt s’animer. Côté Stalingrad les migrantEs des deux campements plus petits sont pousséEs vers l’avenue de Flandres où se tient le campement le plus nombreux. La nasse se referme sur 3000 migrantEs hébétéEs. Tout est incroyablement silencieux. Personne ne parle aux migrantEs et eux-mêmes et elles-mêmes n’ont pas de mots, encore moins de cris.
Les quelques soutiens qui sont dans la nasse n’ont rien à dire non plus. Par honte, par impuissance. Mais aussi pour ne pas se faire repérer et éjecter. J’ai déjà été extrait par deux fois et réussi cependant, en mettant ma capuche et m’alignant au sein de groupes sur l’attitude des autres, à les accompagner dans la nasse. C’est là que je vais retrouver Samir, Mustapha, Samiullah. Avec peu de choses à se dire. Juste être là.
L’image que je n’arriverai pas à chasser est celle des Juifs pendant la seconde guerre mondiale, de la rafle du Vel d’hiv. Nuit et Brouillard, le monde qui vient… Nuit et Brouillard, Nacht und Nebel, NN, ce label nazi sur certainEs déportéEs et qui, à l’origine, signifiait Nomen nescio, expression latine utilisée en allemand pour désigner quelqu’un qu’on ne veut pas ou ne peut pas nommer. Notre avenir a ses yeux dans le dos et la bouche balbutiante.
Retour à la « normale »
Le premier objectif des flics, signe des priorités du pouvoir lorsqu’il parle « humanitaire », est atteint alors qu’il doit être 6 heures. Peut-être un peu plus. La circulation va pouvoir être rétablie sur les grands axes, les boulevards qui longent la ligne 2 du métro et les avenues qui se croisent à Jaurès. Paris s’éveille et les consciences s’éteignent… Le bon fonctionnement de l’économie va de pair avec l’invisibilisation des migrantEs. Sur la rotonde de Stalingrad et sous la ligne de métro, le nettoyage commence par des hommes en combinaisons blanches. Décontaminer… et faire disparaître toute trace de cette tranche de vie des migrantEs. Ce sera bientôt le tour des pelleteuses et des bennes.
On apprend, par une copine qui est avec les Afghans côté Jaurès, que des cars, jusque là invisibles, commencent à partir. C’est par ce biais que nous savons qu’il ne s’agit pas d’une évacuation uniquement policière. Car de A à Z l’opération continuera, sans qu’aucune information ne soit jamais transmise aux migrantEs, soit-elle la plus hypocrite, la plus mensongère, la plus faussement rassurante.
Côté Flandres, à l’autre bout du campement, des cars ont aussi commencé à s’aligner, derrière les cordons de flics. Des nuées de journalistes sont là avec les flashs aveuglants qui témoignent de la concentration des puissants, ministre du « logement », préfet de Paris, directeur de l’Ofpra, de l’Ofii, dirigeants des associations comme Emmaüs ou France Terre d’asile en train de se féliciter et de communiquer. Là-bas, à la lumière, derrière les cordons. A l’abri des migrantEs, ces ombres sans nom. De leur virus du mouvement et de l’espoir de liberté.
La plus violente
C’est alors que quelques membres de France terre d’asile et d’Emmaüs commencent à circuler parmi les migrantEs pour repérer les femmes, les enfants et les emmener en sens inverse. Tout ça, toujours, sans un mot d’explication. Plus tard, les mêmes, inspecteront les tentes vides, pour assurer qu’il ne reste personne, aucunE récalcitrantE, qui aurait pu ignorer la chance de la bienveillance du pouvoir.
Le préfet dira même que pour des « gens qui ont traversé la Méditerranée et risqué leur vie, 15 jours en gymnase c’est bien ». Emmanuelle Cosse, elle, dira que le plus inadmissible c’est que des migrantEs envoyés vers des centres décident de les quitter. Que « ça ne doit plus être toléré ».
La communication va pouvoir tourner à bloc, « l’opération s’est menée dans le calme ». A part une jeune femme du mouvement de solidarité qui sera arrêtée, en dehors de la nasse, pour avoir dit ses vérités et sa colère au préfet, il n’y aura eu aucune violence directe des flics.
Et pourtant, aucune opération sur Paris n’aura été aussi violente dans sa volonté radicale de nier toute humanité aux migrantEs. Invisibilisés dans le principe même du démantèlement, ils et elles ont été, cette fois, niéEs même comme êtres auxquels on s’adresse. Même si c’est pour les tromper. Ou pour faire semblant devant des caméras. Cette fois ils et elles sont traitéEs comme une masse informe, qu’on pousse, qu’on stocke et qu’on éloigne.
Paradoxalement, le plus violent, c’est qu’il n’y a pas eu besoin de violence directe. Parce qu’il n’y a pas eu la moindre révolte.
Et cette masse informe, dispersée, va maintenant pouvoir être triée et divisée.
Le monde qui vient
Dans le prolongement de la destruction du bidonville de Calais, cette opération, par son ampleur et son caractère proprement odieux, nous dit le monde qui vient.
Prise au mot l’analogie avec les Juifs et les nazis est bien sûre fausse. Nous n’en sommes pas encore aux camps de concentration. Mais Stalingrad devrait être l’alerte de trop sur ce monde qui vient, monde de domination pure, de contrôle des populations, de tri et de surveillance policière. Sur la progression du fascisme.
Stalingrad doit être le point qui nous impose de chercher à comprendre comment nous en sommes arrivés là. A un point où nous en sommes réduits à laisser faire, à nous dissoudre même pour ne pas renforcer l’humiliation. A comprendre pour ne pas reproduire nos impasses. A comprendre pour que les solidarités qui se construisent aux quatre coins du pays, là où sont emmenéEs les migrantEs ne reproduisent pas les échecs de Calais et Stalingrad.
Ce pouvoir tolérera de moins en moins de brêches dans tout ce qui pourrait proclamer la liberté de se mouvoir, de circuler, d’échapper au contrôle, à la surveillance. L’état d’urgence, le renforcement du pouvoir discrétionnaire de la police, la multiplication de toutes les formes d’enfermement et de toutes les frontières en sont les conséquences.
C’est pour cela que le pouvoir ne peut reconnaître la moindre humanité aux migrantEs tant leur existence est organiquement liée au mouvement, à la circulation, à la négation des frontières, de la société du contrôle et de la surveillance. C’est pour cela que les migrantEs ne peuvent exister que contre le pouvoir et contre sa logique.
C’est pour cela que la solidarité avec les migrantEs, celle qui encourage et favorise leurs capacités de lutte, la proclamation de leur dignité, est le front le plus avancé du combat pour un autre monde.
Alors ?
Alors l’impuissance des migrantEs est une catastrophe. Pour eux, pour elles et aussi pour nous, pour notre futur commun. Mais cette impuissance des migrantEs est encouragée par le paternalisme des soutiens. Leurs illusions dans la politique du pouvoir sont encouragées par tout ce qui les cantonne au statut unique de victimes quémandant de l’aide. Quand il faudrait leur donner confiance dans leur capacité à proclamer leur droit inaliénable à l’existence. A l’imposer.
Quelques jours avant l’opération de démantèlement des campements parisiens, des migrants soudanais avaient décidé d’écrire leurs revendications. Pour se faire entendre. Avec l’aide de quelques soutiens ils se sont coordonnés avec d’autres réfugiés, afghans, somaliens, érythréens… Ces revendications communes sont alors devenues la base d’appel, en urgence, à un rassemblement le mercredi 2 novembre qui a montré les possibilités qui existent, une dignité éclatante. Cette graine qui faisait ainsi écho à la manifestation organisée par des femmes sur le campement de Calais lors du démantèlement a été semée, là encore, trop tardivement pour générer une riposte collective.
Elle est pourtant le contrepoint exact au silence qui a dominé 48 heures plus tard. L’espoir, toujours vivace, qu’il existe une alternative à la nuit et au brouillard.
Denis Godard, Paris, le 7 novembre
* les prénoms ont été changés