Le 3 septembre 2016 par Ya-Han Chuang
Source : Contretemps
Le 12 août dernier, M. Zhang Chaolin est mort suite à une agression qui avait eu lieu plusieurs jours auparavant à Aubervilliers, ville où il résidait. Dans la foulée, plusieurs centaines de Chinois ou Français d’origine chinoise vivant en région parisienne ont manifesté plusieurs fois, pour protester contre les violences dont ils sont l’objet et l’indifférence qui les entoure, et ils prévoient d’ailleurs de manifester à nouveau dimanche 4 septembre, cette fois à Paris.
Dans cet article, Ya-Han Chuang cherche à comprendre les formes que prennent ces mobilisations, le type de revendications qui sont mises en avant et le faible lien avec le mouvement antiraciste, en s’appuyant sur une enquête de terrain sur les trajectoires sociales de migrant·e·s chinois·es à Paris et leur expérience du racisme. Elle montre notamment que, contrairement au préjugé répandu d’une communauté "homogène et soudée", la population chinoise ou d’origine chinoise à Paris se caractérise par une large variété de conditions, d’expériences et d’aspirations.
Ya-Han Chuang est docteure en sociologie. Sa thèse, soutenue en 2015 à l’Université Paris-IV Sorbonne, s’intitule : « Au-delà de l’ ’’intégration’’ : les migrants chinois à Paris, la formation politique d’une minorité ».
Encore une fois, les migrants chinois de Paris descendent dans la rue pour protester contre les agressions qu’ils subissent quotidiennement. Malgré deux manifestations très médiatisées en juin 2010 et juin 2011, la population d’origine asiatique est toujours la cible fréquente d’agressions [1]. Cette fois-ci, cela a même coûté une vie : M. Zhang Chaolin, couturier, est décédé le 14 août à la suite d’un vol violent à Aubervilliers.
Au-delà des mots d’ordre réclamant davantage de protection policière, la communauté dénonce une indifférence globale à l’origine de ce crime mortel. Sur les réseaux sociaux, les jeunes Chinois ne cessent d’accuser cette indifférence de la société majoritaire. « Quand un Chinois est mort, tout le monde s’en fout. Où est la solidarité ? ». « Je suis Charlie, tout le monde est là. Nous sommes Chaolin, vous êtes où ? » [2]. Autrement dit, le silence tue. C’est l’ignorance et l’indifférence générale de la société majoritaire, selon les migrants chinois, qui a fait perdurer ces agressions visant des populations asiatiques, jusqu’à ce que M. Zhang soit tué.
Comment expliquer cette indifférence ressentie par les Chinois ? S’il existe bel et bien dans la société française un racisme anti-Chinois que ces agressions révèlent, il semble que cette forme de racisme soit beaucoup moins dénoncée, en raison peut-être d’une méconnaissance de cette population et de ses conditions d’existence [3].
En France, comme dans beaucoup d’autres pays, la population chinoise - et plus largement asiatique - subit souvent deux stéréotypes : d’un côté, l’image positive d’une « minorité modèle », celle qui travaille dur, qui s’en sort, qui est donc souvent perçue comme privilégiée par rapport au reste de la population immigrée ; d’un autre côté, de manière plus péjorative, ils sont aussi perçus comme une « minorité silencieuse », discrète, timide, qui ne se plaint pas et qui vit entre elle. Cette perception mixte de « bien lotis » et de « timides » peut expliquer pourquoi ils deviennent des cibles faciles d’agressions sans que ce phénomène soit intégré dans le champ des luttes antiracistes.
S’ajoute à ces perceptions paradoxales un autre handicap qui entrave la construction de liens avec le milieu associatif et le mouvement antiraciste : un entre-soi économique structurant leur fonctionnement collectif, qui peut être perçu – dans le paradigme « républicain » – comme « communautariste ».
Si les migrants Chinois, notamment des Wenzhou, ont éprouvé une réussite commerciale considérable grâce à leur réseau d’entre-aide, la superposition des échanges économiques et le rapport d’interconnaissance entre ces migrants structurent aussi un entre-soi politique éloigné du milieu associatif de la société majoritaire. Ces liens, perçus comme auto-suffisants pour ces migrants, donnent l’impression d’un fonctionnement « communautaire » de leur action collective, et tendent ainsi à délégitimer leurs revendications quand ils dénoncent le racisme.
Plutôt qu’être piégé dans une vision de « guerre ethnique » [4], qui met en concurrence les injustices subies par différents groupes immigrés, cet article se propose de comprendre la colère et les actions collectives des migrants chinois en donnant quelques éléments sur leurs trajectoires collectives. Qui sont-ils ? Quels types de préjugés subissent-ils/elles ? Pourquoi la thématique de l’insécurité peut-elle créer une telle mobilisation ? Peut-on être antiraciste et sympathisants de ces mobilisations ?
Dans un premier temps, il me semble essentiel de présenter la diversité interne des parcours et les difficultés variées d’insertion de ces populations, ce qui permettra de déconstruire quelques idées reçues sur la « communauté chinoise ». Par la suite, je reviendrai sur les deux mobilisations de 2010 et 2011 pour décrire la formation d’un sujet politique ainsi que ses conséquences. Enfin, pour finir, je brosserai une comparaison de la situation à Belleville et à Aubervilliers afin d’éclairer les enjeux, seul moyen pour le mouvement antiraciste de comprendre cette mobilisation.
Une communauté hétérogène, fragmentée et clivée
Une des idées reçues concernant les Chinois consiste à postuler qu’ils agiraient comme un groupe de commerçants ne travaillant qu’entre eux, à huis-clos. Imaginer une enclave ethnique opaque et fermée alimente le cliché d’un système « mafieux ». Or, non seulement ces accusations sont injustes, mais elles sont éloignées de la réalité hétérogène de cette population. De manière très schématique, on peut distinguer différents groupes parmi les populations perçues comme membres de la « communauté chinoise » à Paris.
Le premier groupe comprend le « prototype » des migrants chinois le plus mis en avant par les médias français : les entrepreneurs issus des exodes ruraux de la région Wenzhou et leurs descendants. Ils sont surtout présents dans le secteur de l’import-export (notamment à Aubervilliers), du textile, de la restauration et, de plus en plus, dans les bars-tabac. Ces métiers du secteur tertiaire connaissent déjà une forte tendance à être entretenus par les « minorités ethniques », comme c’est le cas du Sentier pour les juifs ou des bars-tabac pour les Auvergnats et les Kabyles.
Un grand nombre de ces entrepreneurs – y compris les jeunes nés en France – sont issus de la région de Wenzhou, région ayant une riche tradition entrepreneuriale et étant démographiquement la plus importante parmi les Chinois en France. Si certains choisissent de s’engager dans ces outsiders’ business en raison d’une préférence pour l’indépendance, pour les autres, ces secteurs sont aussi une voie alternative de mobilité face à un marché de l’emploi discriminatoire, en termes de capital culturel et social [5]. Par ailleurs, il n’est pas rare que certains oscillent entre le statut d’entrepreneurs ou de salariés en cas d’échec de leurs affaires.
Le deuxième groupe, moins visible dans la représentation publique mais sans doute beaucoup plus nombreux, ce sont des hommes et des femmes salarié·e·s, souvent dans une situation irrégulière et précaire. Ce groupe se caractérise également par une diversité de parcours d’insertion en fonction de l’origine géographique et du capital social.
D’un côté, ce sont des migrants issus de l’exode rural (notamment Wenzhou et Fujian) qui arrivent en famille et qui ont le projet d’une installation familiale à long terme. Ces jeunes sont souvent embauchés via des réseaux d’interconnaissance et travaillent dans des restaurants ou des ateliers de couture. La dépendance économique fondée sur les liens ethniques justifie parfois des conditions de travail difficiles même si les associations d’aide aux migrants et les écoles peuvent constituer une passerelle pour une assimilation structurelle – à savoir, l’accès aux réseaux éducatifs, culturels ou associatifs de la société majoritaire [6].
D’un autre côté, ce sont des femmes et des hommes issus des milieux urbains en Chine qui sont arrivé·e·s en France après une rupture professionnelle ou familiale, un phénomène répandu à la suite des réformes et des privatisations réalisées en Chine depuis 1992. En dehors des emplois intra-communautaires, on observe également une forte présence dans d’autres métiers féminisés avec des employeurs non-Chinois : domestiques, manucures (notamment dans les salons des coiffures africains – et ceux-ci comprennent un bon nombre d’hommes également).
Comparé avec les émigrants ruraux qui ont souvent des familles en France, ce deuxième groupe se distingue par un capital social – un réseau de relations mobilisables – relativement faible. Pour autant, cela semble les orienter vers un parcours d’intégration moins traditionnel, qui peut se traduire par la régularisation via le mariage avec un Français [7]. Elles participent par ailleurs aux associations et aux syndicats, comme l’ont montré plusieurs mouvements récents [8].
Enfin, le troisième groupe est constitué de jeunes issus de statuts sociaux très variés : la « 1,5 génération » arrivées à l’adolescence, la deuxième génération née et élevée en France, ainsi que les jeunes diplômés chinois qui sont restés après avoir achevé des études supérieures et qui participent à des mondes professionnels très divers (tourisme, vente de luxe, commerce international, etc.).
Bien qu’ils soient économiquement moins visibles que les deux premiers groupes, ils sont plus conscients de la discrimination et donc tendent à s’investir et à promouvoir une identité chinoise. Certains passent par des actions anti-discrimination ; d’autres, notamment les jeunes « 1,5 génération » qui ont été particulièrement rejetés par l’école française, voire qui ont subi des violences à l’école, tendent à s’exprimer de façon plus violente [9].
Pour résumer, si la motivation économique est la raison principale du déplacement de la majorité des migrants chinois présents sur le territoire français, la diversité de leurs parcours, origines régionales, et capitaux – économique, social ou culturel –, contribuent à une forte inégalité qui met à mal l’idée d’une « communauté » homogène et soudée.
De surcroît, il importe de remettre en cause l’idée d’une économie communautaire exclusive et parallèle, isolée du marché national. Par exemple, là où travaillait M. Zhang Chaolin avant sa mort tragique, dans la zone de commerce de gros à Aubervilliers ou l’on compte plus de mille magasins, on croise non seulement des entrepreneurs et employés d’origine chinoise, mais également des restaurateurs kabyles, des maraîchers pakistanais ou égyptiens, des vigiles et des transporteurs d’origine maghrébine, outre des clients en provenance d’une trentaine de pays pour s’approvisionner. Même le monopole des produits « made-in-China » est en train de décliner.
Au centre commercial Fashion Centre à Aubervilliers, une commerçante chinoise raconte qu’elle choisit de fabriquer en Turquie grâce à son époux, responsable d’un atelier au Sentier et originaire de Turquie. Cette stratégie commerciale, fruit de son parcours migratoire, illustre l’évolution de cette communauté qui s’insère de plus en plus dans l’économie nationale grâce aux expériences individuelles. Loin d’être une économie fermée qui profite à un seul groupe ethnique, il s’agit d’un marché parfaitement encastré dans le réseau mondial des marchandises de petit et moyen prix, un territoire où se croisent un large éventail de langues et de cultures. Cette cité de commerce est à part entière un élément intégré d’une économie française elle-même mondialisée.
Cette présentation rapide permet ainsi de déconstruire l’image monolithique de cette population comme une communauté vivant en vase clos. La disparité des statuts légaux et professionnels a non seulement créé des clivages d’intérêt interne, mais incite aussi les migrants à accéder à la société majoritaire par des canaux divers. Néanmoins, la disparité interne ne modifie pas les effets de la catégorisation ethnique de la société majoritaire. Ce qui permet de souder une identité communautaire n’est pas tant l’intérêt économique commun, mais les expériences partagées en tant que victimes de violences récurrentes.
Retour sur les manifestations de Belleville
En juin 2010 et juin 2011, deux manifestations ont été organisées pour dénoncer le problème de l’insécurité visant les ressortissants chinois de la région parisienne. Bien que les manifestations se soient déroulées à Paris, elles dépassent en effet le registre territorial et attirent des Chinois résidant dans l’ensemble de la région parisienne. Il s’agit là d’actions collectives visant à publiciser le problème et à mettre la pression sur les pouvoirs publics.
En effet, les violences ciblant les migrants chinois n’est pas un phénomène nouveau. Un jeune restaurateur né en 1984 à Paris décrit la pérennité des agressions avec une légère ironie :
« Quand on a ouvert ce magasin en 1990, il y avait déjà des conflits. A l’époque, ‘ils’ regardaient trop les films de kungfu et croyaient que tous les hommes chinois savaient se battre, donc ils n’ont agressé que des femmes. Petit à petit, ils ont commencé à voler tout le monde, et ça a empiré. Il y avait une période où c’était à la mode de voler les voitures au feu rouge, et ça a largement découragé les gens de venir faire les courses ici » [10].
Ce récit ironique révèle parfaitement la distance sociale et culturelle entre les commerçants et les jeunes adolescents du quartier qui ne sont pas chinois. Bien qu’ils vivent dans le même espace, les jeunes ne peuvent imaginer les Chinois qu’à travers les stéréotypes des films de kungfu, signe de leur manque de communication quotidienne ce qui provoque de l’hostilité et des agressions. De leur côté, les commerçants ayant cherché une solution en vain, ont aussi tendance à assimiler les jeunes adolescents « de couleur » à des délinquants.
Cependant, durant mon enquête [11], je me suis rendue compte peu à peu que, à Belleville, les agressions visant les Chinois sont un fait dont tout le monde est conscient, sans que personne ne réagisse. Par exemple, une habitante n’hésite pas à admettre qu’elle « entend des choses depuis pas longtemps », car une de ses amies, manucure d’origine vietnamienne qui travaille à Belleville, a été agressée à cause de son physique asiatique. « Mais ils agressent les petites dames [blanches] aussi… » – déclare-t-elle avec un léger étonnement, sans s’indigner ni se sentir plus concernée.
De son côté, un pharmacien d’origine cambodgienne qui exerce le métier depuis 2004, décrit de manière détachée : « Oui, on sait qu’il y a des agressions, mais c’est aussi parce qu’ils ont de l’argent liquide ». Une autre directrice d’une école primaire du quartier, le présente même comme un fait objectif avec un ton aussi calme qu’un chirurgien qui annonce un diagnostic : « Les Chinois, ils ont souvent du liquide avec eux et ils sont beaucoup sans-papiers, donc, les Africains, il considèrent les Chinois un peu comme une grande poche de monnaie ». Au-delà du renforcement du fantasme et des stéréotypes, l’ « entre-soi » communautaire maintient aussi l’indifférence intergroupe, et consolide ainsi le sentiment d’impuissance des immigrés chinois à Belleville.
En 2009, une enquête en ligne sur les violences a été effectuée par une association à Belleville qui fournit des aides linguistiques et juridiques aux sans-papiers afin d’informer et d’alerter les pouvoirs publics. 69 personnes ont répondu au questionnaire en ligne avec des remarques et des détails. La plupart des personnes ayant répondu ont subi au moins deux formes de violences (insulte verbale ou vols sur un lieu public, violences verbales des policiers ou fonctionnaires) pendant leur séjour en France, et les agressions ont eu lieu le plus souvent à Paris (56%) et dans le département 93 (23%).
Dans Paris, les réponses désignent le quartier proche des stations de métro Goncourt, Belleville et Crimée comme les endroits les plus risqués. Cette identification correspond à des quartiers d’habitation dans le 19e, le 11e et le 20e arrondissements à Paris, ainsi qu’à la proche banlieue Nord-Est de Paris où le loyer est plus modeste. La plupart des informateurs sont en France depuis moins de 10 ans et 60% ne comprennent pas bien le Français ; autrement dit, le manque du capital linguistique est une cause importante de leur vulnérabilité.
Une autre dimension frappante révélée par cette étude est l’hostilité que les adolescents chinois ressentent envers les institutions françaises. En dehors du faible capital linguistique, cette population subit d’autres formes de précarité liées à l’absence de droit au séjour, au travail et au logement. Quittant leurs pays avec une forte motivation économique, certains vivent sous la pression de l’obligation de rembourser les frais de leur voyage clandestin ou de soutenir leur famille en Chine, ou bien, habitués à jouer à cache-cache avec la police, ils préfèrent vivre entre eux et rester chez eux pour se rassurer. Ils se plaignent d’ailleurs du problème du contrôle au faciès [12].
La conjonction de l’impuissance et du sentiment d’insécurité – crainte permanente d’être la cible d’une agression – devient par la suite un marqueur de frontière ethnique, poussant les immigrés chinois à maintenir une forte mentalité de repli ainsi qu’un préjugé tenace envers les individus d’autres minorités. Nous pourrions attester de la force des préjugés ethniques ou raciaux dans la conservation de la frontière ethnique. Citons quelques témoignages :
« J’aime mon quartier (le 11e arrondissement) car je me sens en sécurité. Ici ce n’est pas comme le 19éme ou le 93, c’est tranquille ici. Là-bas il y a trop des voyous ! Quand je suis arrivée en 2001, il y avait quatre femmes qui avaient été enlevées. Ils les ont violées et ont d’abord libéré trois d’entre elles ; la dernière, ils l’ont jetée toute nue dans un terrain de basket. Elle a été tellement traumatisée qu’elle est devenue folle et est restée à l’hôpital psychiatrique depuis. Un autre couple a été emmené en voiture par plusieurs jeunes. Le mari a été forcé de regarder sa femme se faire violer par les autres. C’est effrayant ! » [13] (Jia-Ling, jeune mère, arrivée en France en 2004).
« C’était quand je venais d’arriver en France. Un jour en route pour l’école, un noir a pris mon sac à dos. Il n’y avait pas grand-chose dans mon sac-à-dos sauf un dictionnaire électronique qui coûte très cher. J’ai donc utilisé toute mon énergie pour me battre avec lui jusqu’à ce qu’il abandonne. Fatiguée, je suis rentrée chez moi, mes parents ont regardé mes vêtements et deviné ce qui s’était passé. Ils m’ont juste dit ‘change de vêtement’. Je suis allée à l’école l’après-midi et il fallait déclarer la raison de mon absence. J’avais envie de raconter au CPE ce qui s’était passé, mais mon Français était encore limité. Donc finalement je n’ai rien dit et j’ai écrit ‘maladie’ » [14] (Yiping, 19 ans, arrivée en France en 2005).
Se sentant isolés et impuissants, ces migrants chinois décident enfin de briser le silence. Le choix de manifester montre par ailleurs leur immersion dans la culture politique française, qui leur permit de mobiliser ce répertoire d’action.
Les deux manifestations partagent plusieurs caractéristiques communes : toutes deux sont des mobilisations ponctuelles faisant suite à des altercations ayant eu lieu à Belleville entre des ressortissants chinois et d’autres populations ; toutes deux revendiquent une augmentation des effectifs policiers et une diminution de la majorité pénale ; les participants sont majoritairement des immigrés chinois ou Français d’origine chinoise.
Néanmoins, les deux manifestations se présentent et se déroulent de manière différente : en 2010, presque tous les slogans et banderoles sont en chinois, les manifestants expriment une certaine fureur, conduisant ainsi la manifestation à se terminer en une mini-émeute. En 2011, les slogans se sont appropriés les valeurs républicaines telles que « liberté, égalité, fraternité », l’ambiance est surtout paisible et exprime la fierté d’être Chinois de France.
Le contraste entre ces deux manifestations n’est pas simplement dû à une modification de rhétorique. Il résulte d’une sidération de la communauté et une construction de liens avec les mairies d’arrondissement (PS). En effet, la manifestation de 2010 est née tout abord d’une aspiration des travailleurs vulnérables à davantage de protection et d’une action solidaire des élites communautaires. Voici la lettre ouverte publiée sur les réseaux sociaux après une fusillade à Belleville et qui déclenche l’initiative de la manifestation :
« À tous les présidents d’association de commerçants chinois de France :
Depuis longtemps, pour nous, vous, les présidents d’associations, vous avez été tous débordés. La plupart du temps, vous profitez des banquets et de vos maîtresses, mais nous ne voyons jamais vos contributions à l’intérêt commun des Chinois de France. Ainsi, je pense sérieusement que, si vous voulez changer votre image, c’est maintenant le moment ! Les héros n’émergent que dans les époques chaotiques. Pourquoi ne pas profiter de cette occasion et vous organiser ? [……] Tant que c’est pour défendre notre dignité et notre honneur, même si vous êtes de simples paysans, vous mériterez quand même votre bonne réputation ! Ainsi, pour défendre notre image, il faut que vous réagissiez. Arrêtez d’être des trouillards et de casser notre image. Sinon, il ne vous reste plus qu’à dissoudre votre association et rentrer en Chine. [……] Votre investissement sera aussi connu que l’orage de printemps ! » [15].
Rédigé par une jeune serveuse de restaurant d’origine de Wenzhou, ce message révèle un sentiment de frustration et besoin de protection de la part des travailleurs chinois précaires, mais aussi la distance sociale existante entre ces derniers et les présidents d’association de commerçants.
Face à la répétition des violences urbaines dans un quartier multi-ethnique et ségrégué, la protection communautaire apparaît comme une protection plus efficace, poussant ainsi six associations de commerçants à organiser la manifestation du 20 juin 2010. Outre ces travailleurs précaires, les jeunes adolescents éduqués à l’école française sont également très présents dans la manifestation de 2010. Bien que la manifestation ait eu lieu à Belleville, de nombreux jeunes y participent, de toute la banlieue proche parisienne. Ce qui ressort des entretiens avec ces jeunes est un sentiment d’injustice et des expériences de brimade à l’école.
Dans un de ces témoignages, un jeune Chinois arrivé à l’âge de 16 ans perçoit ainsi la société française comme étant construite sur une hiérarchie raciale :
« Pour moi, l’insécurité est un problème racial. La société française est faite selon une hiérarchie raciale. Le blanc au top, ensuite les Arabes, puis les Africains qui s’allient parfois avec des Arabes pour brimer les Chinois qui sont au plus bas de l’échelle sociale » [16].
Ainsi, bien que l’insécurité urbaine soit souvent analysée comme une conséquence de la ségrégation sociale, pour ces migrants chinois vivant dans des quartiers populaires et ayant des difficultés à accéder aux services publics en raison de nombreux handicaps (notamment le statut légal et la barrière linguistique), les agressions verbales ou physiques sont l’exemple le plus concret des discriminations ethno-raciales en France. Ainsi, une mobilisation communautaire est perçue comme la solution plus efficace. Le « dérapage » à la fin de la manifestation de 2010 par ailleurs témoigne de l’existence de la colère des jeunes Chinois.
Entre les manifestations de 2010 et 2011, plusieurs rapprochements entre la communauté et les institutions françaises ont vu le jour. Premièrement, en matière de prévention de délinquance, plusieurs réunions ont été organisées à la Préfecture de Paris pour travailler sur les besoins spécifiques des migrants chinois. Ensuite, à l’échelle locale du quartier de Belleville, les mairies d’arrondissement ont aidé les commerçants chinois du quartier à fonder une association pour favoriser la participation des commerçants à la vie du quartier.
Du côté des commerçants, l’accroissement des incidents violents les incite également à modifier leurs images discrètes dans ce quartier multi-ethnique. De nombreuses initiatives sont ainsi prises pour rapprocher les commerçants et les habitants non-Chinois du quartier, notamment à l’occasion de la fête du Nouvel An Chinois. Enfin, une association réunissant les jeunes « 1,5 génération » s’est établie également à Belleville, permettant à ces jeunes de se rencontrer et de dialoguer avec les institutions telles que la mission locale de l’intégration.
Ces contacts établis après 2010 permettent ainsi que la manifestation de 2011 soit organisée par une équipe différente. Bien que les agressions autour des mariages des Chinois perdurent (ce dont témoigne l’affaire Hu Jian-min, le fait divers qui déclenche cette deuxième manifestation), des contacts nourris entre la communauté et le pouvoir local permettent aux manifestations de démarrer dans une ambiance bien moins furieuse. La présence des associations bellevilloises et des organisations antiracistes témoigne également d’un renforcement des liens.
Ces rapprochements se sont renforcés en 2014 : dans l’élection municipale, deux jeunes de moins de 35 ans d’origine chinoise sont entrées dans le comité des mairies d’arrondissement. Tous deux ont été très investis dans les dialogues intercommunautaires depuis 2010.
En somme, si les manifestations de Belleville ont été déclenchées par la colère des migrants chinois qui se sentaient rejetés et ignorés, elles ont favorisé leur participation à la vie du quartier. Par conséquent, les commerçants de Wenzhou finissent par reconnaître la réalité multi-ethnique du quartier et à s’y construit peu à peu leur place politiquement. Ces manifestations contre « l’insécurité » ont ainsi donné une opportunité de réparer les liens sociaux dans ce quartier multi-ethnique mais ségrégué [17].
Problème urbain, lutte politique
Les expériences de Belleville peuvent-elles être reproduites à Aubervilliers ? Malgré des similarités entre les mots d’ordre des mobilisations cet été à Aubervilliers et celle de 2011 à Paris, il semble difficile de reproduire le parcours de Belleville en passant par l’association des commerçants chinois.
Bien avant les manifestations de Belleville, les commerçants chinois avaient établi des contacts proches avec la mairie d’Aubervilliers. Un voyage a été organisé à l’occasion de l’Expo Shanghai de 2008 ; en 2014, une ancienne médiatrice d’origine chinoise a été élue conseillère municipale à la mairie d’Aubervilliers. Ainsi, à la suite de ces manifestations parisiennes, l’idée d’une manifestation à Aubervilliers a été lancée sur les réseaux sociaux chinois sans soutien concret des associations de commerçants.
Cependant, dans la zone commerciale d’Aubervilliers, des caméras de surveillance ont été installées [18]. Aujourd’hui, ces commerçants travaillent dans une zone industrielle ségréguée et ils embauchent des agents de sécurité privés. Depuis des années, de nombreuses réunions ont eu lieu entre des associations franco-chinoises et la Préfecture de Saint Seine-Denis pour faciliter les dépôts de plainte des victimes chinoises. Malgré la prise de conscience par l’administration de ce phénomène, les agressions n’ont pas cessé, comme en témoigne le nombre stable des plaintes (105 vols entre janvier et juin 2016, soit plus que 15 par mois).
La mort tragique de Zhang Chaolin montre ainsi qu’une intégration institutionnelle à Belleville, telle qu’elle s’est établie entre les commerçants et les mairies des arrondissements, n’est pas suffisante pour réduire les agressions ciblant les Chinois. Au-delà de la zone de commerce de gros avec une forte concentration des commerçants chinois, les agressions dans le département de Saint Seine-Denis menacent notamment des habitants chinois des quartiers populaires, dont beaucoup sont des salariés (probablement en situation irrégulière) contraints par leur statuts légaux ou par leur barrière linguistique et ainsi ayant peu d’accès aux ressources en dehors de la communauté.
Le cumul de leurs handicaps – linguistique, ethnique-racial, légal, social – en fait des victimes du racisme et les incite à se replier sur la communauté chinoise pour exiger une protection. Il n’est pas possible d’arrêter cette spirale sans l’intervention des mouvements antiracistes pour favoriser un processus d’« empowerment » de ces migrants chinois et les encourager à faire connaître publiquement leurs expériences spécifiques du racisme, en particulier le racisme institutionnel visant les migrant·e·s chinois·e·s.
En ce sens, la monotonie des revendications sécuritaires de cette manifestation rend compte de la pauvreté du répertoire militant, du moins pour le moment, voire d’un possible cercle vicieux des discriminations dans des quartiers populaires multi-ethniques. Sous l’apparence « communautaire » des manifestations, c’est bien la distance culturelle et sociale entre le mouvement antiraciste et les migrants chinois qui est en jeu. L’urgence est donc de comprendre les diverses dimensions qui ont produit cette distance, et d’agir pour la réduire.