TANURO Daniel, 28 juillet 2015
Source : Europe solidaire sans frontières
Retranscription de l’exposé donné le 28 juillet (sous une forme un peu abrégée) dans le cadre des 32e Rencontres Internationales des Jeunes de la Quatrième Internationale, organisées en Belgique. Je remercie les intervenant-e-s, dont les contributions m’ont amené à retoucher et préciser ce texte sur certains points.
En avril 2014, deux équipes différentes de glaciologues américains spécialistes de l’Antarctique sont arrivées – par des méthodes différentes, basées sur l’observation – à la même conclusion : du fait du réchauffement global, une portion de la calotte glaciaire a commencé à se disloquer et cette dislocation est irréversible.
Quoique les scientifiques répugnent à dire que leurs projections sont certaines à 100%, ceux-ci ont été catégoriques : « Le point de non retour est dépassé », ont-ils déclaré au cours d’une conférence de presse commune. Plus rien, selon eux, ne peut empêcher une hausse du niveau des océans de 1,2m dans les 3-400 ans qui viennent. Ils estiment de plus fort probable que le phénomène entraînera la déstabilisation accélérée de la zone adjacente, ce qui pourrait entraîner ultérieurement une hausse supplémentaire du niveau des océans de plus de trois mètres. [1]
La catastrophe silencieuse est en marche
Les conséquences sociales de hausses du niveau des océans d’une telle ampleur ne peuvent échapper à personne. Il suffit de mentionner que 10 millions d’Egyptiens vivent au-dessous d’un mètre d’altitude, 15 millions de Bengalis, une trentaine de millions de Chinois et d’Indiens, quelque vingt millions de Vietnamiens… Sans compter toutes les grandes villes installées dans les régions côtières : Londres, New York, San Francisco…
On peut certes construire des digues d’un mètre de haut – à condition d’en avoir les moyens financiers et technologiques. Mais on ne peut pas construire des digues de dix mètres de haut. Et même si on le pouvait, peu de gens accepteraient de vivre derrière.
Or, pour prendre toute la mesure de la menace, il faut savoir que la dislocation de la calotte antarctique n’est qu’une des quatre causes de hausse du niveau des océans. Les trois autres sont : la dilatation thermique des masses d’eau, la fonte des glaciers de montagne et la dislocation de la calotte du Groenland. Si la quantité de glace accumulée sur les terres immergées devait fondre totalement, il s’ensuivrait une montée des mers de plus de 90 mètres.
Un des auteurs responsables du chapitre « sea level rise » du quatrième rapport du GIEC, Anders Levermann, a tenté de globaliser les projections de hausse que les modèles imputent à ces quatre causes. Sa conclusion est inquiétante : à tout degré Celsius de hausse de la température moyenne de surface par rapport à la fin du 18e siècle correspondrait une hausse du niveau des océans de 1,3 mètre, à l’équilibre. [2]
Le différentiel de température par rapport à la période de référence est actuellement de +0,8°C. Si Levermann a raison, une hausse de 1,84m à l’équilibre est d’ores et déjà inévitable.
Fatih Birol, « chief economist » au sein de l’Agence Internationale de l’Energie n’est ni un bolchévique ni un écosocialiste. Il a admis récemment que la tendance actuelle en matière d’émissions de gaz à effet de serre est parfaitement cohérente avec un réchauffement de 6°C d’ici la fin du siècle, pouvant aller jusqu’à 11°C au-delà. [3]
Dans l’hypothèse où les conclusions de Levermann sont exactes, nous serions donc en train de créer les conditions d’une hausse du niveau des mers de 13,8m ou plus, à l’équilibre. C’est une des raisons pour lesquelles aucune adaptation à un réchauffement de cette ampleur n’est possible dans un monde de 9 milliards d’habitants. [4]
Dans ces projections, l’expression « à l’équilibre » signifie ceci : au moment où un nouveau point d’équilibre sera atteint entre la température moyenne de surface et la quantité de glace présente sur le globe. Concrètement, ce retour à l’équilibre énergétique du système Terre devrait prendre mille à deux mille ans environ.
Mille à deux milles ans, c’est long. Mais le point important est que le processus, une fois engagé, ne peut pas être arrêté : à une concentration atmosphérique X en gaz à effet de serre correspondra inévitablement une augmentation Y de la température, laquelle entraînera inévitablement une dilatation Z des masses d’eau et la fonte d’une quantité Z’ de glace qui, transformée en eau, grossira les mers.
La seule manière de stopper cet enchaînement de causes et d’effets serait de mettre la planète au congélateur. Une sorte de congélateur naturel existe : ce sont les glaciations. Mais les glaciations ne se déclenchent évidemment pas sur commande. Les astrophysiciens pensent que la prochaine interviendra au plus tôt dans 30.000 ans.
Jusqu’à présent, je n’ai évoqué que l’impact du réchauffement sur la hausse du niveau des océans. Celle-ci donne une image frappante du terrible danger – irréversible à l’échelle humaine des temps – qui s’accumule en silence au-dessus de nos têtes. Mais ce n’est, comme vous le savez, qu’une des conséquences des changements climatiques. Je me contente d’en citer rapidement quelques autres, qui sont plus menaçantes à court terme que la montée des eaux et dont certaines sont déjà perceptibles :
• La baisse de la productivité agricole. Jusqu’à 3°C de réchauffement par rapport au 18e siècle on estime que la productivité globale augmentera. Mais, dès maintenant, elle baisse dans certaines régions tropicales, en particulier en Afrique subsaharienne ;
• Les événements météorologiques extrêmes. Si le camp des jeunes avait commencé deux semaines plus tôt vous seriez tombés ici en pleine canicule, avec des températures supérieures à 35°C pendant plus d’une semaine, ce qui était jadis très exceptionnel dans ces régions mais tend à se produire de plus en plus souvent ;
• Les conséquences sur la santé : s’il recommence à faire beau et que vous vous couchez dans le sous-bois, prenez garde aux tiques. Ces acariens porteurs de la maladie de Lyme sont beaucoup plus nombreux qu’avant, parce que les hivers sont de plus en plus doux. Dans les régions subtropicales, l’extension de la zone propice au développement de la malaria est d’ores et déjà un sérieux problème sanitaire.
Une dégradation accélérée de tous les paramètres écologiques
En même temps, le changement climatique n’est qu’une manifestation parmi d’autres d’une dégradation accélérée de l’environnement. On parle à cet égard de « crise écologique ». J’expliquerai plus loin pourquoi cette expression est, à mon avis, impropre. Contentons-nous pour le moment d’acter que la « crise écologique » comporte de nombreuses facettes. Les principales sont les suivantes :
• L’acidification des océans –elle constitue une menace sérieuse pour de nombreux organismes marins dont le squelette externe en carbonate de calcium ne résisterait pas à une acidité trop forte ;
• Le déclin de la biodiversité – nous connaissons actuellement ce que les biologistes appellent la « sixième vague d’extinction » du vivant, et elle est plus rapide que la précédente, qui correspond à la disparition des dinosaures, il y a soixante millions d’années ;
• La perturbation des cycles de l’azote et du phosphore – elle pourrait provoquer un phénomène mal connu de mort subite des océans, qui semble déjà s’être produit naturellement dans l’histoire de la Terre ;
• La destruction de la couche d’ozone stratosphérique qui nous protège des rayons ultra-violets – c’est le seul dossier environnemental majeur sur lequel des points positifs ont été marqués, j’y reviendrai plus loin ;
• La dégradation et la surexploitation des réserves en eau – actuellement, 25% des cours d’eau n’arrivent plus jusqu’à la mer du fait des captages trop importants, notamment pour l’agriculture irriguée ;
• L’empoisonnement chimique de la biosphère – en un siècle, l’industrie chimique a créé cent mille molécules qui n’existent pas dans la nature et dont un certain nombre – notamment des composés toxiques – ne peuvent pas être décomposés par des agents naturels ;
• La destruction des sols et la perte de terres arables.
Tous ces phénomènes sont interconnectés et le changement climatique occupe une position centrale. L’acidification des océans, par exemple, résulte des concentrations atmosphériques croissantes en dioxyde de carbone, qui est en même temps le principal gaz à effet de serre. Le déclin de la biodiversité est également dû en partie au réchauffement : il est si rapide que certaines espèces ne parviennent pas à se sauver par la migration.
Surtout, tous ces phénomènes ont en commun que leur représentation graphique laisse voir des courbes analogues, de type exponentiel – avec, dans tous les cas, une accélération nette depuis les « Trente glorieuses » :
• La courbe des concentrations atmosphériques en gaz à effet de serre en fonction du temps est une exponentielle ;
• la courbe du nombre d’espèces qui disparaissent en fonction du temps est une exponentielle ;
• l’augmentation de l’acidité des océans en fonction du temps est une exponentielle ;
• la quantité de sols détruits est une exponentielle ;
• la quantité de phosphates et de nitrates rejetés dans les mers également.
Le profil commun de toutes ces courbes désigne bien évidemment une origine commune. La question se pose : quelle est-elle ?
Oui à la transition démographique, non à la diversion
A cette question, une mouvance réactionnaire et misanthrope, très présente dans les médias de masse, répond en pointant du doigt la nature humaine ou la population, ou les deux. La Terre serait « malade de l’humanité » comme dit James Lovelock en conclusion de son essai sur Gaïa [5]. Patriarcat oblige, les femmes sont particulièrement dans le collimateur de ces messieurs.
Nous devons être très fermes sur cette question. Il va de soi que le nombre d’êtres humains sur Terre est un facteur de l’équation environnementale. Il serait stupide de le nier. Nous sommes d’ailleurs favorables à une stabilisation de la population – ce qu’on appelle une transition démographique. Mais nous mettons en garde contre les solutions autoritaires, néolibérales et barbares que l’obsession démographique fait germer dans certains cerveaux – par exemple, la proposition d’instaurer des « droits de procréer » échangeables, sur le modèle des « droits de polluer ».
La transition démographique dépend fondamentalement de deux éléments : le droit des femmes à contrôler leur propre fécondité (y compris par le droit à l’avortement gratuit et dans de bonnes conditions) et une sécurité sociale digne de ce nom (notamment un système de pension permettant aux personnes âgées de vivre correctement sans l’aide de nombreux enfants).
Si l’on exclut les solutions barbares – et il faut évidemment les exclure ! – la transition démographique est un processus lent, qui ne peut répondre à l’urgence environnementale. C’est pourquoi il faut être vigilants : le plus souvent, ceux qui cherchent une solution à la crise écologique du côté de la population veulent créer une diversion par rapport aux causes réelles.
Or, ce n’est pas parce que nous sommes trop nombreux que 50% de la nourriture produite au niveau mondial ne finit jamais ni dans nos assiettes ni dans nos frigos.
Ce n’est pas parce que nous sommes trop nombreux que la part qui finit dans nos assiettes ou nos frigos y parvient après avoir franchi des milliers de kilomètres le plus souvent inutiles.
Ce n’est pas parce que nous sommes trop nombreux que cette part comporte de plus en plus de viande, notamment de viande de bœuf, alors qu’une alimentation trop carnée est mauvaise pour la santé.
Ce n’est pas parce que nous sommes trop nombreux que les firmes dépensent des fortunes en publicité pour faire naître artificiellement en nous des besoins de consommation aliénés, compensation misérable pour la pauvreté des relations humaines dans cette société.
Ce n’est pas parce que nous sommes trop nombreux que les entreprises rivalisent d’ingéniosité pour que les marchandises qu’elles nous vendent s’usent et tombent en panne de plus en plus vite et qu’elles ne soient pas réparables.
Ce n’est pas parce que nous sommes trop nombreux que les Etats dépensent des fortunes et gaspillent des masses de ressources en armement et en matériels de surveillance et de sécurité.
Ce n’est pas parce que nous sommes top nombreux, enfin, que les décideurs économiques et politiques, bien qu’ils soient parfaitement informés des dangers, refusent depuis un demi-siècle d’organiser sérieusement la transition vers un système énergétique basé exclusivement sur les renouvelables, qui suffisent amplement à satisfaire tous les besoins énergétiques de l’humanité.
Une double impasse du capitalisme
En vérité, vous l’avez compris, la cause de tous ces phénomènes n’est ni la population ni la nature humaine mais le capitalisme et la « nature » de ce mode de production contre-nature. En vérité, les courbes exponentielles de la dégradation de l’environnement ne sont rien d’autre que la manifestation de la loi fondamentale du capitalisme : « Toujours plus ».
Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes. L’explication est simple : dans ce système basé sur la concurrence pour le profit, chaque propriétaire privé des moyens de production est contraint de chercher en permanence à réduire ses coûts, notamment en remplaçant les travailleurs par des machines qui augmentent la productivité du travail. Cette contrainte est absolument impérative : celui qui voudrait s’y soustraire serait immédiatement condamné à la mort économique.
Le capitalisme est donc pas essence productiviste. Il produit toujours plus de marchandises, ce qui implique de s’approprier et de piller toujours plus de ressources naturelles, d’exploiter toujours plus la force de travail (soit directement dans la production, soit indirectement dans les services et la reproduction de la force), et de détruire toujours plus les savoirs et les logiques alternatifs à sa propre « logique » boulimique.
Dans cette logique capitaliste insensée, la « crise écologique » elle-même n’est perçue que comme « une formidable opportunité pour de nouveaux marchés ». C’est ainsi que la presse économique monte en épingle les possibilités du marché des renouvelables, du marché des droits de polluer, du marché de l’agriculture (pseudo) bio, etc. La globalité du problème disparaît, la solution globale disparaît aussi, avalée par les appétits de profit des capitalistes particuliers.
Il est évident que les pseudo-solutions de ce « capitalisme vert » ne résoudront rien. Je ne gaspillerai pas mon temps à l’expliquer. Comme disait Albert Einstein, on ne résout pas un problème avec les moyens qui ont causé le problème. On ne résoudra pas la crise écologique par les mécanismes de marché et le productivisme qui sont la cause de la crise écologique.
A ce sujet, notez bien ceci : comme je l’ai mentionné, le seul aspect de la crise écologique où la dynamique exponentielle de la destruction a été cassée est la disparition de la couche d’ozone. Les émissions de gaz responsables du phénomène ont en effet baissé très fortement depuis le Protocole de Montréal (1987). Or, c’est justement le seul domaine dans lequel les gouvernements (pour une série de raisons très particulières que je n’approfondirai pas ici) ont eu recours à des mesures de régulation plutôt qu’à des mécanismes de marché. [6]
La conclusion saute aux yeux : ce n’est pas la nature qui est en crise, c’est la société capitaliste. Nous sommes arrivés à un stade où l’absurdité de ce mode de production perturbe très gravement les relations entre l’humanité et la nature dont elle fait partie, au point de faire peser des menaces mortelles sur une bonne partie du genre humain. C’est pour cette raison que je n’aime pas l’expression « crise écologique ».
Le terme de « crise » est d’ailleurs incorrect. Une crise est un moment de transition entre deux états d’un système. A mon sens, on ne peut pas parler de « crise » pour décrire l’ensemble des phénomènes exponentiels de dégradation de l’environnement que j’ai évoqués et qui s’amplifient depuis deux siècles.
Ce n’est pas à une « crise » que nous avons affaire mais à une double impasse du capitalisme, à la fois sur le plan environnemental et sur le plan social (pour faire court : la chute tendancielle du taux de profit et la manière dont le capital tente de la contrer).
Il est frappant que, sur ces deux plans – social et environnemental – le système bute sur des limites qu’il n’est même pas capable d’identifier lui-même. Cela valide complètement l’analyse de Marx, qui disait que « la seule limite du Capital, c’est le Capital lui-même » et en concluait que ce Moloch, si on le l’élimine pas à temps, épuiserait « les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur ».
Lutte écologique, lutte de classe
Cette approche permet de cadrer la lutte que nous devons mener. Ce n’est pas une « lutte « écologique » – au sens d’une sorte de lutte de luxe pour celles et ceux qui n’ont pas trop de problèmes sociaux. C’est une lutte sociale pour sauver les conditions d’existence sur cette planète, en particulier pour le monde du travail, les femmes, les jeunes, les paysans, les peuples indigènes –en bref les exploité-e-s et les opprimé-e-s que le capitalisme menace de sacrifier en masse.
La lutte que nous devons mener pour l’environnement est une lutte de classe, une lutte anticapitaliste qui englobe pour ainsi dire toutes les autres luttes et qui a le potentiel de les réunir toutes. Une lutte dont l’issue décidera du choix entre une humanité digne de ce nom – qui prend avec amour soin d’elle-même et de la nature dont elle fait partie – ou un chaos barbare de destructions sociales et environnementales.
Cette lutte est à la fois poétique – elle est chargée d’émotions et de passions car il s’agit de sauver l’enchantement de ce monde qui fait de nous des humains à part entière – et éminemment rationnelle. Mais ne nous faisons aucune illusion : elle ne sera gagnée ni par la poésie ni par la raison, quelles que soient la beauté de la première et la rigueur de la seconde.
Vu l’actualité des dernières semaines, j’illustrerai cette affirmation par une parabole grecque : qu’y a-t-il de commun entre Yanis Varoufakis et les grandes associations environnementales ? L’illusion de croire que des drames humains et des arguments raisonnables, appuyés par des prix Nobel, pourraient convaincre l’adversaire du fait que sa politique est absurde, même du point de vue de ses propres intérêts capitalistes.
Cette croyance est en effet illusoire. Il ne s’agit pas avant tout de la bêtise ou du manque d’information des « décideurs », mais d’intérêts matériels. Pour sauver le climat, 1°) les compagnies pétrolières, gazières et charbonnières devraient renoncer à exploiter les quatre cinquièmes des réserves de combustibles fossiles dont elles sont propriétaires et qui déterminent leur cotation en Bourse, et 2°) la majeure partie du système énergétique mondial – qui vaut à peu près un cinquième du PIB global – devrait être mise à la casse avant amortissement. Dans les deux cas, cette destruction de capital entraînerait une énorme crise financière.
On peut donc faire une autre comparaison à la grecque : qu’y a-t-il de commun entre Schäuble, Lagarde et les climato-sceptiques ? Une détermination de fer à protéger leur système, celui de la classe capitaliste dont ils font partie et qui a construit l’essentiel de sa puissance depuis deux siècles sur l’exploitation des énergies fossiles.
Ce système, les Schaüble et les Lagarde de tous les pays sont prêts à le maintenir au prix d’immenses destructions, du sacrifice de centaines de millions d’êtres humains, et même en précipitant le monde dans un chaos ingérable autrement que par des moyens qui n’auront plus rien à voir avec la soi-disant « civilisation », ni de près ni de loin.
Quand le mal sera fait, les Schaüble et les Lagarde verseront des larmes de crocodiles sur les victimes en parlant de « catastrophe naturelle ». Car ces gens-là, voyez-vous, pensent que les lois du marché sont des lois naturelles, aussi intangibles – sinon davantage – que les lois de la physique.
L’économiste bourgeois Schumpeter disait que le capitalisme sort de ses crises périodiques par la « destruction créatrice ». Ce qu’Ernest Mandel appelait le « capitalisme du troisième âge » ne peut sortir de sa double impasse sociale et écologique que par la « destruction destructrice ».
C’est donc bien d’une lutte qu’il s’agit, pas d’un débat académique, et l’exemple de la Grèce nous montre en petit à quel point cette lutte sera impitoyable.
Expliquer, bloquer, « communiser »
« Que faire ? », comme disait l’autre… Que faire pour limiter au maximum la catastrophe climatique ?
La première chose à faire est d’expliquer sans relâche et partout la gravité de la situation et sa cause, en particulier dans les organisations populaires, le mouvement syndical, les organisations de femmes et les mouvements de jeunesse. Un énorme travail d’éducation permanente est nécessaire, auquel nous devons participer. Parler, c’est déjà agir, c’est semer les germes de la grande colère indispensable.
La deuxième chose à faire est de se battre partout contre les grands projets d’investissement au service de l’industrie fossile : les nouveaux aéroports, les nouveaux pipelines, les nouvelles autoroutes, les nouveaux forages, les nouvelles mines, la nouvelle folie du gaz de schiste, les nouvelles lubies des géoingénieurs qui rêvent de doter la Terre d’un thermostat… dont ils auraient le contrôle.
Naomi Klein a entièrement raison d’appeler à renforcer partout cette contestation qu’elle appelle « Blokadia ». Elle a raison parce que ce blocage est en effet d’une importance stratégique : le niveau actuel de développement des infrastructures ne permet pas au capital de continuer à brûler les masses de combustibles fossiles qui nous mettent sur la voie d’un réchauffement de 6°C d’ici 2100 (7). Les mobilisations comme celles de Notre-Dame des Landes, ou du pipeline Keystone XL, ou du parc Yasuni, sont comme des verrous qui lui barrent la route. Défendons-les et coordonnons-nous pour les défendre.
La troisième chose à faire est de soutenir toutes les initiatives alternatives collectives, sociales et démocratiques qui font avancer la notion du commun, des biens communs et de la gestion commune de la Terre « en bons pères et mères de famille ». Ne regardons pas de haut les groupements d’achat de produits locaux de l’agriculture organique et autres initiatives qui tendent à la souveraineté alimentaire, par exemple. Nous ne croyons évidemment pas que le capitalisme puisse être renversé de cette manière, par contagion. N’empêche que ces initiatives peuvent être des leviers de conscientisation, en particulier quand elles organisent le dialogue et cassent par conséquent la séparation – généralisée par le capital – entre producteurs et consommateurs, ou quand elles impliquent le mouvement syndical.
Cependant, il va de soi que l’éducation permanente, les blocages et les initiatives de conquête du commun ne suffisent pas. La lutte demande un projet de société alternatif, un programme et une stratégie. Je vais passer rapidement en revue ces trois aspects.
Projet de société : l’aggiornamento écosocialiste
Appelons un chat un chat : le projet de société alternatif ne peut être que de type socialiste. Il s’agit de supprimer la production de valeurs d’échange pour le profit de la minorité capitaliste et de la remplacer par la production de valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés. Il n’y a pas d’autre choix possible, pas d’autre alternative possible à ce mode de production. Or, cette alternative correspond fondamentalement à la définition du socialisme.
Le mouvement autonome des femmes interpelle nos organisations pour nous faire prendre toute la mesure du fait que le socialisme implique non seulement la suppression de l’exploitation du travail salarié mais aussi la lutte contre l’oppression des femmes. Le travail domestique gratuit au service de l’entretien et de la reproduction de la force de travail est un pilier du système, soigneusement caché par le patriarcat, qui opprime aussi les gays et lesbiennes. Notre mouvement essaie d’en tirer toutes les conclusions sur le type de socialisme que nous voulons.
De la même manière, nous devons explorer ce que la gravité de la crise écologique implique pour notre projet socialiste. Ici aussi, un aggiornamento est nécessaire. Je citerai brièvement trois points :
• La technologie. Lénine disait que « le socialisme c’est les soviets plus l’électricité ». Il est clair aujourd’hui que cette définition est insuffisante. Comment l’électricité sera-t-elle produite ? Par le charbon, le pétrole, le gaz naturel, l’énergie nucléaire ? Un socialisme digne de ce nom exige une électricité produite uniquement par des sources d’énergie renouvelables et utilisée avec le maximum d’efficience. En d’autres termes, la « crise écologique » nous amène à conclure que les technologies ne sont pas neutres ;
• Les limites. Engels exaltait le « développement illimité des forces productives » qui deviendrait possible, selon lui, une fois l’humanité débarrassée des « entraves capitalistes ». On peut débattre de l’interprétation exacte de cette phrase, de l’importance qu’Engels donnait aux forces productives non matérielles telles que la connaissance, etc. Mais une chose est claire : le projet socialiste est encombré de ce que Daniel Bensaid appelait des « scories productivistes ». Eliminons-les. Nous luttons pour un socialisme qui respecte les limites des ressources, les rythmes et les modes de fonctionnement des écosystèmes ainsi que des grands cycles naturels. Un socialisme qui applique le principe de précaution et renonce à la « domination de la nature » ;
• La décentralisation. Marx avait dit de la Commune de Paris qu’elle était « la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail ». Sur base de cette expérience révolutionnaire, il abandonna des conceptions plus centralisatrices, se prononça pour une fédération de communes comme alternative à l’Etat et se mit à étudier les formes communales des sociétés précapitalistes. Une réelle démocratie des producteurs associés n’est en effet pas envisageable sans la destruction de l’Etat et son remplacement par une fédération de structures d’auto-organisation décentralisées, qui se coordonnent. La transition énergétique nécessaire nous encourage à opter de façon beaucoup plus hardie pour cette conception, car les renouvelables impliquent une décentralisation poussée, qui facilité la gestion par les communautés ou sous leur contrôle. Nous pouvons donc compléter la formule de Marx : « la commune est la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail et de la soutenabilité écologique » (dans le vrai sens du terme).
Ces trois points suffisent, je pense, à montrer que l’écosocialisme est autre chose qu’une nouvelle étiquette sur une vieille bouteille : c’est un projet émancipateur qui intègre les nouveaux défis auxquels l’humanité est confrontée du fait de la destruction capitaliste de l’environnement et de l’expérience désastreuse du « socialisme réel ».
Programme : une radicalité incontournable
En ce qui concerne le programme, je dirais que celles et ceux qui pensent que la question écologique risque de nous détourner des réponses anticapitaliste à opposer à l’austérité se trompent lourdement. C’est le contraire qui est vrai : en réalité, l’urgence et la gravité de la crise écologique donnent une légitimité forte à un programme extrêmement radical, révolutionnaire, dont la clé de voûte est la double expropriation/socialisation de l’énergie et du secteur financier, sans indemnité ni rachat et sous contrôle ouvrier.
Ces deux secteurs sont très profondément imbriqués, notamment parce que les gigantesques investissements du secteur fossile (prospection, forages, mines, raffineries, centrales électriques, lignes à haute tension, etc) sont des investissements de long terme, financés par le crédit. Vu ce qui a été dit plus haut sur la mise à la casse du système énergétique avant amortissement, ainsi que sur les réserves fossiles à laisser sous terre, la nationalisation est la condition sine qua non pour que la collectivité dispose des leviers et des moyens permettant d’organiser la transition énergétique indépendamment des impératifs du profit, dans un cadre décentralisé.
Sous cette clé de voûte, on peut organiser de nombreuses revendications plus immédiates, que je ne détaillerai pas ici. Je dirai seulement que deux questions me semblent d’une grande importance, dans une double perspective de réponse à l’austérité et de propagation de l’idée du commun.
La première est celle de la gratuité : par exemple, la gratuité des services de base correspondants aux besoins socialement nécessaires en matière d’accès à l’eau, à l’éclairage, à la mobilité et à la chaleur (combinée à une tarification rapidement progressive au-delà de ces besoins).
La seconde est celle du recul de la sphère du marché au profit d’un secteur public démocratique, avec des mécanismes de contrôle et de participation de la population : sociétés publiques d’isolation-rénovation des logements, sociétés publiques de transports en commun, etc.
Stratégie : convergence des luttes paysannes, indigènes, ouvrières et féministes
Je terminerai par la stratégie. Il est clair que l’humanité ne pourra sortir de l’impasse où le capitalisme l’a entraînée que par des moyens révolutionnaires. Il est clair aussi que la lutte anticapitaliste à mener implique forcément un rôle central de la classe ouvrière (c’est-à-dire de toutes celles et ceux dont l’existence dépend de l’exploitation directe ou indirecte de leur force de travail par le capitalisme dans la production, dans les services ou dans la reproduction de la force de travail).
Mais la révolution, ce n’est pas deux armées bien délimitées – la classe ouvrière et la bourgeoisie – qui se mettent face à face sur un champ de bataille. Toute situation révolutionnaire est le produit d’une crise de la société toute entière, d’un bouillonnement confus d’initiatives des classes, mais aussi des fractions de classes, des couches sociales, etc. Au sein de ce bouillonnement, la classe ouvrière doit conquérir une hégémonie en montrant en pratique que son programme apporte des réponses aux problèmes et aux aspirations de tou-te-s les exploité-e-s et de tou-te-s les opprimé-e-s.
Cette mise au point est particulièrement pertinente ici car la « crise écologique » est comme la menace de la guerre atomique : elle interpelle et met en mouvement des millions d’hommes et de femmes de toutes les couches de la société, parce qu’ils et elles sont inquiets pour l’avenir de la planète et celui de leurs enfants.
C’est pourquoi les grandes mobilisations écologiques, comme les grandes mobilisations pacifistes, ont souvent un côté interclassiste. Certes, les travailleurs et les travailleuses y sont majoritaires (en tout cas dans les pays « développés », où la classe ouvrière forme la majorité de la population), mais ils n’y participent pas en tant que travailleur-euse-s, avec la conscience de leur rôle spécifique.
Selon moi, la tâche des révolutionnaires dans ce contexte n’est pas de rester sur le bord du chemin pour distribuer des tracts appelant à une réponse socialiste. Ces tracts sont certainement utiles, mais notre tâche est aussi de construire le mouvement de masse et de l’orienter vers des solutions anticapitalistes.
Cette discussion de stratégie est d’autant plus importante que la classe ouvrière est aujourd’hui à l’arrière-garde de la lutte sur le climat, tandis que les paysans et les peuples indigènes sont en première ligne avec des revendications anticapitalistes – les femmes jouant un rôle clé dans les deux cas.
Construire le mouvement de masse, nous devons le faire avec la préoccupation stratégique d’y entraîner le monde du travail, dont le rôle sera décisif. Mais, pour cela, nous devons comprendre les raisons spécifiques qui expliquent la sous-participation relative du mouvement ouvrier à la lutte écologique en général, climatique en particulier.
L’explication n’est pas compliquée. Aujourd’hui, quand les petits paysans luttent pour leurs conditions d’existence contre l’agrobusiness, les revendications immédiates qu’ils mettent en avant coïncident largement avec le programme agraire à appliquer pour sauver le climat. De plus, ils savent qu’ils ont besoin d’appuis dans la population en général pour faire face à un adversaire très puissant qui veut les détruire, de sorte qu’ils penchent davantage vers l’alliance « ouvriers-paysans » que vers un programme petit-bourgeois. Il en va de même, mutatis mutandis, avec les peuples indigènes dans la défense de leur mode de vie basé sur la symbiose avec la forêt, par exemple.
Dans ces deux catégories, il n’est pas étonnant que les femmes jouent un rôle clé. Pas du fait d’une « essence féminine » écologique mais parce que les femmes assument 80% de la production vivrière au niveau mondial, d’une part, et que le rôle du « prendre soin » que le patriarcat leur attribue dans la division du travail les confronte directement à certains des impacts les plus brutaux du changement climatique, tels que la raréfaction des ressources en eau, d’autre part.
Les choses se présentent différemment pour les travailleurs et les travailleuses. En effet, il n’y a pas coïncidence mais tension, voire même opposition apparente – à première vue – entre les revendications immédiates qu’ils-elles posent spontanément pour défendre leur gagne-pain, d’une part, et le programme qui devrait être appliqué en matière écologique, d’autre part.
Il va de soi que cette opposition n’est qu’apparente, mais elle n’en constitue pas moins un obstacle, surtout dans les combats menés entreprise par entreprise. Souvent des travailleurs d’entreprises polluantes se disent d’ailleurs déchirés entre la conscience du caractère écologiquement nuisible de leur activité et l’obligation où ils sont de garder leur emploi.
Cette déchirure ne peut être dépassée que par des réponses anticapitalistes, qui seules permettent de répondre à la fois aux besoins sociaux et aux contraintes écologiques. Telle est la démarche stratégique générale de l’écosocialisme.
Je ne vais pas dresser un catalogue de ces revendications – elles sont pour une large part à inventer dans les luttes concrètes, à partir notamment des combats pour la santé sur les lieux de travail – mais il en est une qui me semble cruciale : la réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et diminution forte des cadences de travail, sous contrôle ouvrier.
C’est une revendication décisive parce que la réduction radicale du temps de travail avec baisse des cadences constitue le meilleur moyen de lutter contre le chômage tout en combattant le productivisme. Pour comprendre l’importance stratégique de cette revendication du point de vue écologique, il faut savoir en particulier que réduire la production matérielle et les transports est une condition sine qua non pour une transition énergétique vers les renouvelables dans le respect de la contrainte climatique.
De nombreux éléments s’opposent à la diffusion de ces revendications écosocialistes dans le mouvement ouvrier. L’un d’entre eux est évidemment l’existence d’une bureaucratie syndicale qui pratique la collaboration de classes et qui espère par ce biais –encore une illusion !- accompagner une « transition juste » vers un capitalisme social et écologique.
S’investir dans la construction du mouvement de masse en défense de l’environnement en général, du climat en particulier, c’est se mettre en capacité de mettre la logique capitaliste en accusation à partir de ce mouvement, dans l’action, à une échelle de masse. Cela ne peut qu’inciter les travailleur-euse-s à rejoindre la lutte avec leurs armes et à y jouer le rôle décisif qui sera le leur en définitive.
La stratégie révolutionnaire, ce n’est pas l’ouvriérisme ou l’économicisme dénoncés par Lénine. Il ne s’agit pas de courir derrière les Verts. Il s’agit de répondre globalement à l’impasse globale du capitalisme, sur tous les terrains et dans tous les milieux. Il s’agit de renouer avec les plus belles traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier, telles qu’elles s’expriment dans ce beau chant des ouvriers viennois, un chant écosocialiste avant la lettre : « C’est nous les bâtisseurs du monde nouveau/ C’est nous les champs, le semeur et la graine/ C’est nous les moissonneurs des moissons prochaines/C’est nous le futur et c’est nous la vie ».
Daniel Tanuro
Le 28 juillet 2015
[2] http://www.realclimate.org/index.php/archives/2013/08/the-inevitability-of-sea-level-rise/
[4] Corinne Le Quere, Tyndall Centre for Climate Change Research, University of East Anglia ‘The scientific case for radical emissions reductions’. http://tyndall.ac.uk/communication/news-archive/2013/radical-emissions-reduction-conference-videos-now-online
[5] James Lovelock, « La Terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa », Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1999.
[6] http://www.esrl.noaa.gov/csd/assessments/ozone/2010/executivesummary/#fig