Source : contretemps
Dans cet entretien publié initialement par Jacobin, Olivier Besancenot revient sur la situation politique et les défis auxquels fait face la gauche radicale en France, tout en dressant un bilan du Nouveau parti anticapitaliste (NPA). Cet entretien a été réalisé en juin 2015 à Paris par Jonah Birch, puis complété durant l’automne. Employé à la Poste, Olivier Besancenot a été candidat aux élections présidentielles en 2002 et 2007 pour la Ligue communiste révolutionnaire. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont notamment La conjuration des inégaux. Les luttes de classes au XXIe siècle (Le cherche-midi, 2014), Affinités révolutionnaires. Nos étoiles rouges et noires (avec Michael Löwy, Mille et une nuits, 2014) et plus récemment Le véritable coût du capital (Autrement, 2015).
Jonah Birch : Tu as affirmé lors de la fête du NPA-Paris (juin 2015), que la politique française était verrouillée en ce moment. J’aimerais savoir ce que tu entendais par là et quelles sont, d’après toi, les dynamiques en France…
Olivier Besancenot : Disons que du point de vue de la radicalité et de la contestation, la France est en queue de peloton en Europe. Considérons le début des années 2000 : il y a eu des événements politiques importants : la victoire du Non de gauche au TCE en 2005, l’année suivante la victoire d’une mobilisation sociale contre une mesure, le CPE, qui touchait à la précarité dans la jeunesse. Il faut également mentionner les révoltes des quartiers populaires en 2005.
D’une certaine manière, on était un peu l’épicentre de la contestation mais il n’y a pas eu d’aboutissements, ni social ni politique, et un chapitre social s’est clos avec une grande défaite en 2010 suite à un mouvement social important contre la réforme des retraites, plus fondé sur des manifestations que sur des grèves d’ailleurs, mais avec des manifestations d’une ampleur inconnue en France depuis mai 68. Ça a été un peu le mouvement des Indignés avant l’heure pour nous, sauf qu’il n’y a pas eu – ou presque – d’auto-organisation, de mouvements par en bas, et sans l’instance sur les questions démocratiques, alors que les ingrédients étaient présents dans la société française pour cela. C’est un mouvement qui a été pris en charge pas les vieilles organisations du mouvement ouvrier et qui a subi une défaite. Clairement, cela a été dur du point de vue de la combativité et, politiquement, il n’y a pas eu d’aboutissement aux batailles gagnées, pas même celle du Non de gauche au TCE, qui avait créé pas mal d’espoir quant à la possibilité de construire une nouvelle représentation politique, au sens général du terme.
Donc ça va faire presque 25 ans en France que l’on est d’une manière ou d’une autre en quête d’une nouvelle fédération des forces anticapitalistes avec des espoirs qui vont au-delà des cercles militants. Cet espoir a pu être incarné par Lutte ouvrière (LO), qui est une organisation d’extrême gauche ayant eu de grands succès électoraux dans les années 1990, puis par l’espoir qu’a incarné le NPA à un moment donné, ou celui incarné par le Front de Gauche également de manière différente. Avec des paramètres qui ne sont jamais les mêmes, avec des espoirs qui ne sont pas formulés de la même manière, et des orientations différentes, il y a un même espace qui est occupé ponctuellement et à chaque fois ça n’aboutit pas. C’est donc qu’il y a un problème plus substantiel et, actuellement en France, nous avons aujourd’hui plus de questions que de réponses.
Quand de notre côté à la LCR, avec Daniel Bensaïd qui avait formulé cela, a émergé l’idée d’essayer d’avoir un nouvel outil politique, parce que qui dit nouveau programme dit nouvel outil pour le faire vivre, donc nouveau parti, nous savions qu’il fallait un point d’équilibre entre d’un côté le vieux, c’est-à-dire tout ce qui peut sortir des « vieilles » organisations sociales, syndicales et politiques, les éléments de recomposition, et d’un autre côté le neuf, c’est-à-dire les nouvelles formes de lutte, de radicalisation et d’appropriation politique. Or la jonction, malgré des occasions où elle aurait pu s’opérer, ne s’est pas faite. Je pense notamment au mouvement social, où la jonction ne s’est pas faite entre le mouvement des « sans », le mouvement syndical et le mouvement altermondialiste.
Et aujourd’hui on est dans une situation qui, même si elle n’est pas verrouillée définitivement, semble cadenassée. Donc on a une situation politique en France plutôt nauséabonde, qui est marquée par une grande radicalisation à droite où tout le monde court après la droite et où, au final, c’est l’extrême droite qui tire pour l’instant les marrons du feu.
JB : Justement : d’après toi, pourquoi est-ce l’extrême droite qui, dans les deux dernières années, a été la principale bénéficiaire de la situation politique, marquée par le tournant droitier du Parti socialiste, les politiques d’austérité, etc. ?
OB : D’abord, il faut préciser que c’est une donnée qui n’est pas seulement française. Quand on regarde un peu honnêtement les rapports de force au niveau européen, il y a quand même globalement une percée des mouvements populistes, des mouvements d’extrême droite, voire de mouvements néo-fascistes. D’où l’intérêt extrême d’être solidaires, sans être acritiques, des expériences espagnoles et grecques car elles ont été les deux premiers contre-exemples venus prouver que la crise du capitalisme pouvait potentiellement profiter à des anticapitalistes plutôt qu’à l’extrême droite.
Si l’on revient maintenant à la France, je dois dire que je ne crois pas aux vases communicants. En d’autres termes, il ne suffit pas que les partis traditionnels partent à droite pour que ça génère quelque chose de politique à gauche. Il est clair que ça laisse un espace, mais arrivé à ce point survient un problème stratégique qui divise la gauche radicale, en France mais aussi en Europe : puisque la politique a horreur du vide, et que la gauche n’est plus ce qu’elle était, certains dans la gauche radicale sont tentés de refaire la gauche d’avant, une gauche réformiste plus ou moins radicale, celle qui dominait avant de muter en gauche libérale. C’est une version institutionnelle qui est mortifère parce qu’on sait qu’elle est vouée à l’échec et qu’elle ne correspond pas non plus à ce qui pourrait émerger des nouvelles générations, des nouvelles formes de lutte, etc. Donc ça c’est un premier problème.
Et l’autre problème c’est que même lorsqu’il y a des formes embryonnaires de luttes, elle ne produisent pas d’elles mêmes leur propre politique. Il y a eu deux contre-exemples, mais qui sont marqués par des histoires particulières, c’est la Grèce et l’Espagne, qui ne sont pas nées que du neuf. Il s’agit d’une vision très médiatique, comme toujours. Il y a bien des éléments de neuf dans Syriza et surtout Podemos, et ces deux regroupements sont certainement beaucoup plus neufs que beaucoup d’autres organisations européennes, mais en leur sein il y a des militants et des courants politiques chevronnés, dont la particularité est qu’ils ont eu la volonté systématique d’être au contact des nouveaux mouvements sociaux, dans un apprentissage mutuel. Ces questions restent ouvertes, parce qu’on voit à quel point c’est compliqué en Grèce et en Espagne aujourd’hui.
[…] J’ajouterai une dernière chose : il y a un problème très franco-français, qui est celui du jacobinisme, d’une certaine incapacité à se projeter au-delà des frontières, surtout quand c’est à la périphérie de l’Europe, ou alors une manière de comprendre ce qui s’y joue soit dans une vision instrumentaliste, soit dans une vision donneuse de leçon. Pour ceux qui s’y intéressent, parce qu’il y a d’abord ceux qui ne s’y intéressent pas vraiment : soit on cherche à dire que c’est ce qu’il faut faire en France mais pour en réalité refaire de vieilles combinaisons électoralistes, ce qui est un peu malheureusement la tentation du Front de Gauche ; soit on s’y intéresse, mais pour donner des leçons, comme certains professeurs rouges le font, en expliquant à distance ce que les forces politiques doivent faire, en les attendant au tournant, et en dénonçant par avance les trahisons futures.
Objectivement, si l’expérience grecque aboutit à une défaite définitive, après le ralliement de Tsipras au 3ème mémorandum, on connaît le danger potentiel que représente Aube Dorée, qui est un courant néo-nazi assumé, qui attend son heure et peut capter la colère populaire. D’où l’enjeu qu’après la scission de Syrisa, et la création d’Unite populaire, puissent se fédérer toutes les forces anticapitalistes en Grecee, qu’elles aient été dans Syriza ou en dehors. Et c’est la même chose pour l’Espagne. Mais ce que nous avons aujourd’hui, en termes de solidarité concrète, c’est hallucinant de faiblesse. C’est pas que ça n’intéresse pas : le grand public autour de nous, les gens discutent, mais ça n’aboutit à pas gand chose en solidarité effective.
JB : J’aimerais revenir à la question des rapports avec les organisations réformistes et le reste de la gauche, mais avant cela je voudrais te demander ce que tu penses des effets de la journée de grèves et de manifestations du 9 avril [2015]. Pour ma part, j’ai trouvé ça très impressionnant : il y avait 400 000 personnes mobilisées d’après les syndicats, et une CGT très visible. Mais l’impact sur le gouvernement a été quasi-nul. Est-ce que c’est un révélateur de ce que tu disais, à savoir le gouffre entre les mobilisations et la politique ?
OB : Je dirais que ce qui manque actuellement en France, au-delà de la question de la forme que ça doit prendre (grèves, manifestations, occupations…), c’est l’irruption de la question sociale sur le devant de la scène. Il y a en France des manifestations, des mobilisations, et elles peuvent même être réussies. Mais elles sont tellement cadrées et un peu trop classiques… Ce n’est pas du tout péjoratif, mais dans ce jeu tellement entendu, les luttes locales et sectorielles qui existent indéniablement ne peuvent pas se généraliser et s’unifier. Cela dépasse la seule question du rapport de force avec le gouvernement car même des journées de grèves générales réussies, en Grèce, n’ont pas suffi à l’époque à faire tomber le gouvernement ou à imposer le retrait de plans d’austérité, même si au Portugal c’est arrivé une fois malgré tout, en septembre 2012.
Cette irruption manque aujourd’hui cruellement en France et elle viendra d’une manière ou d’une autre. L’enjeu c’est de se préparer à cela, de se rendre disponible à ce futur dénouement. La lutte qui incarnera cette irruption ne se décrète pas. Mais les éléments d’irruption existent donc le problème est là : pour l’instant, même dans les formes de contestation, on est dans tout ce qu’il y a de plus classique, de plus répétitif. Et plus c’est comprimé, plus c’est réprimé, plus c’est contenu, et plus quand ça pètera, ça pètera dans tous les sens. Il est même probable qu’on n’en maîtrisera pas les formes. En octobre, l’envahissement par les salarié•e•s d’Air France du comité central d’entreprise pour protester contre la suppression de plusieurs milliers d’emplois, et qui s’est soldé par l’image, qui a fait le tour du monde, d’un DRH se faisant arracher la chemise, est venu rappeler à tous à quel point le situation reste explosive.
JB : Tu es un militant politique mais tu milites aussi sur ton lieu de travail, à la Poste. Est-ce que tu as vu un déclin de l’activité militante à la Poste depuis 2010 ?
OB : Non, à la Poste il y a pas mal de mobilisations, il y a même beaucoup de grèves locales : des grèves longues, dures, minoritaires ou majoritaires, même s’il n’y a pas de mouvement national. Je pense que l’un des enjeux, dans toutes les pistes qu’on a à explorer, nous en France, c’est d’essayer de valoriser les cas d’école, comme en Espagne les marches blanches, les marches vertes, des grands mouvements dans l’éducation, dans la santé, c’est-à-dire de très fortes mobilisations sectorielles, ou encore sur la question du logement. En France, par exemple, les luttes à Air France ne sont jamais anodines dans l’histoire sociale. En 1988 ou en 1993, elles avaient été les signes avant-coureurs de mobilisations plus globales. La classe dirigeante s’en souvient aussi, d’où son inquiétude et la répression comme réponse. D’autant que l’idée de voir des dirigeants mis à nu par des travailleurs leur est politiquement insupportable. Il n’est pas à exclure que cela arrive aussi dans la santé, avec ce qui se passe en ce moment dans les hôpitaux parisiens ; ce n’est pas à exclure qu’émerge un mouvement sectoriel échappant à la forme traditionnelle.
Il y a aussi des mobilisations massives autour des enjeux écologiques. On verra par exemple l’impact qu’aura la mobilisation autour du sommet climatique, mais c’est vrai qu’à l’heure actuelle si tu prends les mobilisations les plus en pointe, à la fois dans leur radicalité, dans leur unité et justement dans la possibilité de faire la jonction entre le vieux et le neuf, ce sont les mobilisations contre les grands projets inutiles : Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, ou ce que fait la Confédération paysanne autour de la ferme des mille vaches. Pour faire pas mal de réunions publiques, il ne se passe pas une de ces réunions où il n’est pas question de ce type de luttes. J’étais à Grenoble récemment, et à Grenoble tu as une mobilisation contre un projet de Center Park avec une ZAD et des militants libertaires qui venaient pour la première fois à la réunion publique d’une organisation, et qui discutaient avec nous des perspectives. C’est là où tu sens que c’est une génération très diversifiée, où tu retrouves un peu tout et son contraire, mais ce n’est pas exclu que sur des grands thèmes, des grands secteurs, émergent des mobilisations qui fassent irruption. De toute façon on prend tellement de coups que…
JB : On peut critiquer une conception électoraliste de la politique mais il y a des questions qui vont se poser à l’approche des élections présidentielles de 2017. Mélenchon devrait se présenter à nouveau, il va y avoir une recherche d’unité…
OB : Le problème va se reposer dans les prochaines échéances électorales, que ce soit aux régionales [qui auront lieu en décembre 2016] ou en 2017, mais le problème c’est que la situation est bloquée pour tout le monde. Là par exemple on aurait pu imaginer un effet Podemos sur la gauche radicale française, y compris pour les régionales. Pour de nombreuses raisons, cela n’a pas abouti. Au contraire : les listes Front de Gauche, lorsqu’elles se présentent unies, se présentent contre la gauche de gouvernement au premier tour et vont rallier le gouvernement au second pour codiriger les régions, si tant est que la gauche en garde.
De son côté, le NPA existe sur le terrain militant et attire un peu plus de monde dans ses réunions mais n’a pas les moyens financiers de se présenter. Certains auraient presque tendance à se refermer un peu sur eux-même, un peu lassés de toutes ces tentatives unitaires avortées d’avance qui peuvent nous prendre du temps. LO, quant à elle, ne veut même pas entendre parler d’unité. Et du côté du mouvement social, il n’y a pour l’instant pas d’acteurs représentatifs prêts à se lancer dans un nouveau type de bataille politique. Potentiellement, il pourrait y en avoir, il suffirait de peu de chose. Si tu avais une dizaine de personnes du mouvement social un peu significatives, qui sortaient du rang en disant « bon écoutez maintenant on arrête les conneries », peut-être pourrait-on sortir de la situation actuelle. Mais pour l’heure il n’y a pas ça. En 2017, Mélenchon va se re-présenter, avec ou sans le PCF, probablement avec, puisqu’il a « rendez-vous avec la France ». Mais si tu utilises des échéances électorales, c’est au nom d’un projet plus général. Quand tu commences à occuper la scène électorale seulement pour exister, quel que soit ton projet, tu ne fais qu’alimenter la crise politique elle-même. On ne se présente pas pour se présenter. Il faudrait aller à contre-courant de cette attitude.
Le temps électoral est omniprésent en France, il est étouffant, ce n’est pas simplement que ça va prendre le dessus politiquement durant les quelques mois avant l’élection, voire toute l’année avant l’élection, c’est tous les jours. La situation politique française est plombée par la question électorale. Tout le temps, à travers les sondages notamment. Donc le problème, si on réfléchit en termes de projet d’émancipation, c’est comment sortir de ce temps-là, comment essayer de créer un autre espace, un autre temps, un autre calendrier, ce qui ne veut pas dire que tu boycottes nécessairement mais si tu arrives à créer un mouvement de masse avec d’autres milieux, qui prend ses distances par rapport à ça, qui l’attaque de biais, alors tu peux réfléchir au fait de te représenter au nom d’un projet plus général.
Pour 2017, il faudrait faire une autre campagne, « l’autre campagne », à la manière de ce qu’avaient fait les zapatistes, une campagne sur la non-présidence, parce qu’en France il y a la 5e république. La question électorale est elle-même phagocytée par la centralité, dans le système institutionnel français, du Président de la République.
JB : C’est pour cela que tu écris en ce moment un livre sur le coût du capital [le livre est paru en septembre 2015 sous le titre Le véritable coût du capital], pour te lier davantage au mouvement social ?
OB : A titre personnel, c’est vrai que j’ai tendance à être plus obsédé par ce qui se passe dans le mouvement social parce que je continue à penser que c’est le creuset le plus fécond des nouvelles formes d’expression politique potentielles. C’est un défaut probablement, car cela amène parfois à sous-estimer le rôle des médiations politiques. J’ai déjà fait des erreurs de jugement à cause de ça. Par exemple je n’ai pas su apprécier l’apparition du Front de gauche, pas par sectarisme, mais parce que je crois que ce n’est pas ma sensibilité particulière de regarder du côté des coalitions politiques.
Ce défaut pourtant tourne à l’obsession chez moi en ce moment, parce que même si je reste un militant de parti, que c’est mon histoire et que j’en suis fier, je reste persuadé que le mouvement social couve dans ses flancs une nouvelle représentation politique. Mon angoisse serait que nous soyons en dehors du mouvement réel. A nous d’y être, sans reproduire les rapports hiérarchiques entre parti et mouvement social. Il est question d’une vision complémentaire.
Quand je vois les camarades d’Espagne, c’est une obsession aussi pour eux. Ça rejoint une histoire militante. Je crois que les Grecs et les Espagnols ont pris politiquement de l’avance sur nous durant le mouvement altermondialiste : une nouvelle génération est apparue dans de nombreux pays, mais pas vraiment en France. Même s’il y a eu des mobilisations altermondialistes en France, on avait déjà ce problème. Je me souviens que, quand on préparait des convois pour des sommets comme Nice ou Gênes en 2000 ou 2001, à chaque fois qu’on faisait une carte, je me souviens des chiffres : 1000 Italiens, 1500 Espagnols, 800 Grecs, et la France 40. On a vu apparaître, sur les campus universitaires notamment dans ces pays là, une nouvelle génération politique obsédée par le rapport au mouvement social dans sa façon de militer, qui a eu un rapport au mouvement social qui n’était pas le même que nous, et ça c’est productif.
Si nous ne devenons pas ultra-volontariste sur le fait d’être disponibles, ouverts, dans l’apprentissage et pas dans la substitution (« je parle au nom de »…), on n’y arrivera pas. C’est compliqué car compte tenu de la situation complexe en France, c’est tentant de dire « on a la solution ».
JB : Pourtant il y a eu, dans la création du NPA, un effort pour organiser et représenter des générations radicalisées, pour reposer les questions…
OB : Oui, on a fait cet effort là. Contrairement à d’autres, je crois qu’on a vraiment ouvert les portes. Mais cela a posé un problème, on a eu peur. Quand tu ouvres les portes, tu as par exemple des syndicalistes qui viennent avec leur culture, des militants de quartiers populaires qui viennent avec leur culture, etc. Et ça c’est le prolétariat tel qu’il est, pas tel qu’on l’imagine, pas tel qu’il est écrit dans les livres, mais tel qu’il est aujourd’hui en France, c’est-à-dire éclaté, explosé, divers, mais marqué par le sceau comun de l’exploitation et de l’oppression.
Ce que je vais dire est sans doute polémique mais je pense que l’affaire de la candidature d’Ilham, au moment des élections régionales en 2010, synthétise ce problème-là, au-delà des questions sur l’islamophobie, parce qu’en effet tu as un point d’équilibre à trouver entre le mouvement pour les droits des femmes, la laïcité, les luttes nécessaires contre l’islamophobie. Mais au-delà, ce que ça symbolise c’est un problème très concret : tu te tournes vers l’extérieur, tu fais un meeting, il y a des gens qui viennent, tant mieux ! Tu ne mets pas des videurs à l’entrée, donc les gens viennent et ils viennent tels qu’ils sont, des prolétaires blancs, des Noirs, des Arabes, et donc aussi des femmes musulmanes qui portent un foulard. Elles viennent dans un meeting, elles écoutent ce qui se dit à la tribune, pas seulement moi mais de différents orateurs, et elles se retrouvent globalement au même titre que d’autres dans ce qui est dit, donc elles demandent à adhérer. Elles rentrent, militent, collent des affiches, distribuent des tracts, et le problème arrive quand il s’agit de représenter le parti lui-même. Si tu peux pas parler pour le parti au même titre que les autres, alors nous avons un problème.
Et derrière ça, au-delà de la question coloniale, de lutte contre l’islamophobie, il y a un problème de rapport au prolétariat, tel qu’il est. Pour être plus clair, si tu ouvres tes portes et que tu cherches toi-même à participer, à donner à un sujet social sa propre expression politique, alors tu prends le sujet social tel qu’il est, sans démagogie. Cela ne veut pas dire que tu n’as pas des choses à dire, ne serait-ce que le travail d’auto-conscientisation collective sur des questions où on cherche à progresser ensemble, notamment sur les préjugés qu’on a tous parce qu’en tant que prolétaires on n’est pas coupé du reste de la société. Ça pour moi c’est quelque chose d’important, parce que si tu te projettes dans l’avenir, il y a beaucoup de choses à revoir sur ce qui n’a pas fonctionné dans la création du NPA, sur lesquelles je n’ai pas de réponses, mais je pense qu’un des problèmes substantiels, c’est celui-là : si tu ouvres les portes, car il faut garder ce courage de le faire, il ne faut plus être apeuré du prolétariat tel qu’il est, du sujet d’émancipation tel qu’il est au 21 ème siècle.
Pour les syndicalistes je pense que c’est pareil, toutes proportions gardées. C’est un tort de penser que ça pourrait se réduire à des questions de fonctionnement, même si ces questions sont importantes. Par exemple, comment tu fais pour que tout le monde prenne la parole dans ton parti et pas simplement ceux qui ont l’habitude de la prendre ? Autrement dit, comment tu fais pour ne pas reproduire le clivage qui existe dans la société entre ceux qui parlent et ceux qui ne parlent pas ? Par exemple les syndicalistes avaient peu la parole, tu les voyais rarement dans les congrès du parti, tu les voyais rarement aux université d’été du NPA, tu les voyais dans les réunions nationales public-privé [réunion portant spécifiquement sur l’intervention sur les lieux de travail], c’est-à-dire dans leur « domaine » si on veut. Mais peu au-delà, c’est-à-dire dans les campagnes menées par le parti.
Et là il y a un problème parce que, dans l’expression politique de certains syndicalistes, il y a parfois peu de médiation politique. C’est l’expression d’une certaine colère sociale, la volonté d’avoir un aboutissement qui est propre à leur démarche, donc qui peut être parfois brusque et rapide. Par exemple, des militants syndicalistes dans le Nord, dans des bastions syndicaux, pour eux on était le nouveau parti de la classe ouvrière, c’était ça leur cheminement. Tu ne peux pas avoir cette prétention là dès lors qu’il y a d’autres organisations, mais dans leur logique c’est ce que voulait dire un nouveau parti et on n’a pas su l’exprimer.
JB : Comment surmonter ces difficultés ?
OB : Honnêtement je ne sais pas.
JB : Je crois qu’il y a des cycles de luttes…
OB : Oui c’est sûr. Là je parle de notre propre bilan, de la critique qui nous concerne spécifiquement. Au-delà, beaucoup d’éléments objectifs ont joué contre nous, très sincèrement. On a ouvert les portes à un moment où le reflux social et politique s’amorçait. Certains pensaient qu’on aurait dû construire un nouveau parti plus tôt, mais il était difficile de prévoir ce reflux. Moi je parle de la critique qui nous permet de savoir ce que l’on doit éviter de reproduire, et c’est très compliqué.
JB : J’aimerais qu’on aborde la question de l’islamophobie et du racisme au sein de la gauche française. Où sont les problèmes ? Quelles perspectives donner sur ces questions ?
OB : C’est un marqueur très fort de la situation française et de la gauche radicale, mais ce qui importe c’est de dénouer ce qui reste aujourd’hui un point de blocage. Si tu le dénoues uniquement sur la base de débats, de conceptions et d’idées, en te contentant de dire que tout cela provient du passé colonial de la France, tu reprends les débats à partir du passé, dans un sens comme dans l’autre. Si tu prends l’exemple d’une jeune fille voilée, et que tu regardes ce qu’elle a sur la tête soit comme une offense à la laïcité, soit comme le porte-drapeau de la lutte contre l’islamophobie, je pense que tu ne règles pas le problème, tu passes à côté de la réalité sociale des quartiers tels qu’ils sont. […] Dans les quartiers, il y a de tout : des filles voilées, des filles non-voilées, des gens qui sont pour, d’autres contre, des gens de toutes obédiences politiques mais il y a des formes d’engagement qui surmontent ces différences en partant de l’expérience d’un quotidien commun et concret, sans parler d’hier mais de ce qui se joue aujourd’hui.
Nous ne sommes pas encore capables de faire ça, parce que nous ne sommes pas équipés du logiciel adéquat, non seulement au niveau du NPA mais plus largement. Il s’agit d’un marqueur très fort de la situation et qui va continuer durablement à tirailler la gauche radicale. […] Même dans la partie de la gauche la plus sensible à la question de la lutte contre l’islamophobie, il y a parfois une tendance involontaire à reproduire des rapports paternalistes avec les milieux immigrés, ou leurs descendant•e•s. Penser qu’il faut nécessairement passer par la case religion pour avoir accès à ces franges du prolétariat ne me semble pas être une bonne stratégie, et cela ne correspond pas à la réalité des quartiers populaires, même lorsque les personnes concernées sont croyantes. Je pense qu’on peut discuter politique directement avec toutes les personnes qui vivent dans les quartiers populaires. Une partie de la communauté musulmane d’ailleurs nous en a un peu voulu vis-à-vis d’Ilham. On nous soupconnait, même dans ces milieux là, d’avoir cherché à instrumentaliser cette question. Ce n’était évidement pas le cas, parce que sur des centaines de candidats, il se trouve qu’il y avait une femme voilée. La presse s’est saisie de cela et a créé une tornade médiatique : un article, une dépêche, les radios, les télés, et Al Jeezeera arrive très rapidement après au domicile d’Ilham, et cela devient délirant ! Dans les quartiers, on nous disait qu’il ne fallait pas qu’on instrumentalise. La question que les gens nous posent dans les quartiers est celle des actions que l’on peut mener ensemble, sans passer nécessairement par ce « critère » religieux.
[…] Personne n’a franchement pris notre défense à ce moment-là, que ce soit dans le monde politique, intellectuel, associatif, culturel. Au contraire, beaucoup nous ont attaqué, parce que cette question est un marqueur de la société française en général, c’est à la fois le prolongement de l’arabophobie et du passé colonial de la France et c’est en même temps le meilleur alibi de la classe dirigeante pour servir de pare-feu sur toutes les questions qui touchent à l’urgence sociale. Et c’est un pare-feu qui fonctionne à merveille puisqu’il est fondé sur la peur. Ils ont trouvé un moyen efficace pour diviser profondément le prolétariat au sens large du terme. La question est de savoir comment contrecarrer cela. Il faut mener des campagnes spécifiques, certes, mais cela ne résout pas le problème. Une piste pour sortir de ce dilemme pourrait être, en effet, la création d’alliances, non pas avec ceux que l’on pense être des représentants d’un corps culturel et religieux préétabli, mais avec les acteurs eux-mêmes, tels qu’ils sont dans les quartiers populaires. Il faut valoriser les convergences et avancer sur un pied d’égalité avec les mouvements de militants de quartier. Et de la politique dans les quartiers il y en a. Les quartiers ne sont absolument pas des déserts militants.
Par ailleurs, on peut parler aussi d’immigration puisque je suis par exemple dans le 18e arrondissement, quartier historiquement marqué par l’immigration. Ici nous avons avec d’autres, qui n’étaient pas membres du NPA, utilisé une échéance électorale pour mener une campagne originale, la « liste des sans-voix », en présentant une liste incluant de nombreuses personnes d’origine étrangère, qui n’ont pas le droit de vote ou de se présenter aux élections. C’était embryonnaire, à l’échelle d’un quartier, et les discutions portaient sur l’urgence de la situation telle qu’elle est ressentie par les personnes qui se sont mises en mouvement ensemble. La liste a été invalidée en préfecture et nous avons installé des urnes dans la rue pour organiser un vote. Beaucoup d’habitants se sont déplacés, alors que dans les véritables bureaux de vote, il n’y avait pas grand-monde. On a fait une campagne commune avec les invisibles du prolétariat.
JB : Crois-tu que les syndicats puissent renverser la tendance actuelle ? Notamment dans le cadre des scandales actuels touchant le secrétaire général de la CGT [Thierry Lepaon, qui a dû démissionner de son poste en janvier 2015, remplacé par Philippe Martinez]…
OB : Il y a un fort potentiel du côté syndical en France, notamment parce qu’il existe beaucoup d’équipes syndicales « lutte de classes », davantage que ce que l’on pense, sans doute des dizaines de milliers de personnes. Le problème c’est qu’on a eu en France une séquence assez longue marquée par l’espoir d’une recomposition syndicale autour d’un pôle combatif composé de la FSU, de la CGT et de Solidaires. Cette séquence semble fermée, et on observe, comme sur la scène politique, une radicalisation et une évolution à droite du mouvement syndical. Le problème est toujours le manque d’événement fondateur, qui déclenche une nouvelle séquence dans le monde politique et syndical. On avait eu cette séquence de potentielle recomposition syndicale suite au mouvement de 1995 contre la réforme de la sécurité sociale lancée par Juppé [alors Premier ministre de Chirac], avec une grève générale victorieuse qui avait dynamisé ou donné naissance à des équipes syndicales. Si ce type d’événement était amené à se reproduire, il y aujourd’hui dans le mouvement syndical des équipes disponibles pouvant là aussi faire émerger quelque chose de nouveau, même si les bases semblent difficiles à prévoir aujourd’hui.
JB : Les autres mouvements sociaux sont-ils capables, sur des questions comme l’écologie, le racisme ou l’Europe, de renverser le rapport de force actuel ?
OB : Pour l’heure, il y a une pression sourde dans la société française mais rien ne pointe car tout est maintenu, cadenassé, encadré. A la base il y a beaucoup d’activités, des évolutions intéressantes dans plein de secteurs comme l’antiracisme, le logement, le syndicalisme, mais rien de suffisamment mûr pour renverser le rapport de force. Même dans ces secteurs, on a intégré l’idée que la société évoluait à droite. Donc aucun secteur n’apparaît en pointe pour dire stop.
JB : C’est déprimant !
OB : Non, parce que cette situation ne peut pas se pérenniser. Tout ce que je t’ai décrit depuis le début, ce sont les éléments d’une société qui n’est pas figée. Au contraire, cela va changer. L’enjeu le plus crucial c’est que des militants se sentent l’âme d’être en contact avec tout ce qui peut bouger dans cette situation. C’est ce que je trouve intéressant et même enthousiasmant. Aujourd’hui, on piste et on traque ces éventuelles éclaircies. L’intelligence politique en l’occurrence consisterait justement à repenser un ensemble de choses, non pas en prétendant avoir les solutions par avance, mais en assumant de devoir inventer au fur et à mesure de nouvelles réponses programmatiques, organisationnelles, adaptées à une situation qui peut bouger brusquement, en voulant construire des alliances adéquates.
Sur la question de la représentation politique, je pense par exemple qu’il fait relancer une discussion stratégique sur la forme parti, sans raccourcis ou démagogie « postmoderniste ». Aujourd’hui on a besoin d’une forme renouvellée de représentation politique qui emprunterait à la forme « parti » la constance sur les questions de programme et de stratégie, mais qui éviterait l’écueil de l’extériorité et de la substitution inhérent à beaucoup d’organisations. Ce n’est pas évident. Peut être que pour trouver la solution et réfléchir à ce projet, nous devons être attentifs, plus que jamais, aux nouveaux éléments qui émergent ailleurs sur cette question de la représentation politique.