Par Cédric Durand, le 20 janvier 2017
Source : Contretemps
Un patron d’une chaine de fast-food maintes fois poursuivie pour des heures salariées non rémunérées au poste de ministre du travail, une ministre de l’éducation qui milite pour substituer des chèques versés aux parents au financement des écoles publiques, un directeur de l’Agence de protection de l’environnement qui a attaqué en justice 14 fois les réglementations environnementales, un secrétaire d’État au trésor gestionnaire d’un hedge-fund impliqué dans l’expulsion de 36 000 familles suite à la crise des subprimes, un procureur général qui considérait que le Ku Kux Klan était « OK, jusqu’à ce [qu’il] découvre qu’ils fument de l’herbe »…
Avec ces nominations édifiantes, Donald Trump a ouvert le bal des affreux. Sur quelle musique vont-ils danser ? La playlist n’est pas connue mais l’on s’attend à des quadrilles – façon cancan – au rythme trépidant des tweets présidentiels, à des marches militaires – conformément à l’usage pour la première puissance mondiale et, en matière d’économie, à une valse dont les mauvais tours vont aggraver encore le gouffre qui sépare déjà les riches des pauvres et visent à fracturer le camp des subalternes.
L’élection à la présidence de Donald Trump est fille de la grande crise de 2007. La frustration socioéconomique grandissante de millions de travailleurs étasuniens est la principale raison pour laquelle, Hillary Clinton, la candidate préférée de l’establishment a finalement été battue. Aux États-Unis, les revenus des 50% les plus pauvres n’ont pas progressé depuis les années 1970, plus de la moitié des personnes de 30 ans gagnent moins que leurs parents au même âge.
La grande récession de ces dernières années a encore fragilisé la situation de la majorité de la population, mais pour les plus riches le trouble ne fut que passager : leurs revenus et patrimoines sont nettement repartis à la hausse sous les présidences Obama. Au-delà de ses coups de menton racistes, nationalistes et sexistes, Donald Trump a convaincu qu’il pouvait tourner la page de la stagnation [1] en rompant avec la doctrine des Républicains sur la question du déficit budgétaire et du libre-échange, avec en ligne de mire des taux de croissance de 3 à 4% et la création d’emplois industriels en masse.
Comment compte-t-il s’y prendre ? Peut-il y parvenir ? Beaucoup d’incertitudes demeurent, mais trois idées donnent la tonalité de la partition qui va être jouée en matière de politique économique.
L’équipe de Donald Trump comprend davantage de milliardaires qu’aucun gouvernement étasunien n’en a jamais connu : leur richesse cumulée dépasse celle des 43 millions de foyers étasuniens les moins bien lotis, soit plus du tiers des ménages du pays [2]. Avec un tel casting, la première priorité est sans surprise de rendre les riches euphoriques.
Donald Trump a trouvé sur ce point un terrain d’entente avec le président de la chambre des représentants, Paul Ryan, en annonçant la plus grande réformes fiscale depuis Ronald Reagan. Celle-ci devrait conduire à une baisse du taux marginal d’impôt sur le revenu à 33% – contre 36% aujourd’hui et 70% en 1981… – , à une réduction de l’ordre de moitié du taux de l’impôt sur les sociétés et à une amnistie fiscale pour les fonds accumulés à l’étranger par les multinationales. Ces dernières mesures, couplées à une dérégulation tous azimuts, vont augmenter massivement les profits nets des entreprises et favoriser le rapatriement d’une part des capitaux.
Pour la nouvelle équipe, cette manne va permettre de relancer l’activité et, au bout du compte, soutenir l’emploi et les salaires. Mais rien ne garantit que cet afflux d’argent ira vers l’investissement plutôt que vers les actionnaires. Les grandes firmes de la technologie, par exemple, n’ont aucun problème à financer leur développement ; si elles n’investissent pas davantage, c’est qu’elles ne trouvent pas d’opportunités suffisamment profitables à leurs yeux. Ramener aux Etats-Unis les 650 milliards de dollars qu’elles détiennent à l’étranger ne changera rien au problème. Cela pourrait même générer des suppressions d’emplois si cette masse de cash était utilisée pour financer des opérations de fusion-acquisition qui se traduisent généralement par l’élimination des redondances de personnel [3].
Le second ingrédient est un méga plan d’investissement de 1000 milliards de dollars dans les infrastructures [4]
. Un tel plan pourrait s’avérer fort utile étant donné la vétusté notoire des équipements publics aux Etats-Unis. Bien que les détails ne soient pas arrêtés, la philosophie de ce programme est bien établie. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de financer par la dette publique des infrastructures venant renouveler le patrimoine national mais simplement, via des crédits d’impôts, d’augmenter les profits privés sur des opérations qui de toutes façons doivent être rentables.
Remettre en état les 60 000 ponts qui tombent en ruine, les digues fragilisées, les écoles délabrées sont autant d’exemples d’opérations difficilement privatisables et qui ne devraient pas être concernées. En revanche, les sociétés de private equity comme Carlyle ou KKR et les fonds pilotés par les grandes banques comme Goldman Sachs sont sur les starting blocks pour prendre possession de réseaux d’eau, d’autoroutes à péages, d’aéroports, de barrages mais aussi pour construire de nouveaux pipelines, creuser des tunnels et densifier les réseaux de télécommunications…
Pour les 84 fonds d’investissement dans les infrastructures qui existent aujourd’hui aux Etats-Unis c’est une formidable aubaine. À coup de subventions publiques et de dérégulation, le plan Trump pour les infrastructures ouvre de formidables opportunités de profits au détriment de l’environnement, de la protection des consommateurs mais aussi du portefeuille des citoyens qui vont voir les tarifs augmenter. Solliciter la finance pour réaliser les investissements dans les infrastructures implique en effet que la collectivité accepte de servir les 8 à 18% de rendements annuels que celle ci exige pour rentrer dans le jeu, soit bien davantage que ce qui est nécessaire pour soutenir et développer un patrimoine public.
Ces deux premiers éléments de la stratégie de Trump relèvent de ce que le géographe David Harvey appelle l’accumulation par dépossession [5]. Incapable de générer une dynamique expansive autonome, les capitaux privés en sont réduits à quémander auprès du politique des baisses d’impôts, des subventions et des dérégulations leur ouvrant de nouveaux champs d’opérations à coûts réduits. Mais il est peu probable que cette politique parvienne à enrayer la stagnation. Les effets, réels, de la relance budgétaire vont être limités car celle-ci va d’abord profiter aux plus riches, dont la propension à consommer est moindre que le reste de la population.
De plus, des coupes budgétaires, notamment dans les dépenses de santé suite au démantèlement annoncé de l’Obama care, pourraient en limiter la portée. Enfin, laisser au privé l’initiative des investissements dans les infrastructures implique que les secteurs ayant la plus grande faculté d’entraînement comme l’éducation, la formation professionnelle, la transition énergétique ou les transports publics vont être sous dotés. En somme, il y a loin du frisson d’optimisme qui parcourt les esprits animaux capitalistes au lendemain de l’élection à une reprise durable de l’activité. C’est là que prend toute son importance le troisième ingrédient du cocktail trumpien.
« Est-ce que Donald Trump cherche un ennemi étranger pour détourner l’attention de ses partisans au moment où il met en œuvre une politique budgétaire ploutocratique avec son gouvernement ploutocratique ? » [6] La réponse est dans cette question posée par un dirigeant de fonds d’investissement. Assumant une rhétorique nationaliste agressive, Donald Trump ne va pas se priver de continuer à blâmer le Mexique, la Chine et d’inventer des ennemis intérieurs pour distraire la population de ses propres agissements.
Il est clair que, pour une très grande part, le capital étasunien est hostile à toute forme de protectionnisme et extrêmement attaché à la liberté de circulation du capital. Pour des firmes comme Apple, qui fait assembler la moitié de ses I-Phone dans l’usine de Zhengzhou en Chine, ou comme Wal-Mart qui importe la quasi totalité des vêtements qu’il écoule, toute entrave au commerce serait extrêmement coûteuse. La fraction libre-échangiste majoritaire est fort bien représentée dans l’équipe de Donald Trump avec, par exemple, Gary Cohn, le dirigeant de Goldman Sachs qui a été nommé à la tête du National Economic Council, Rex W. Tillerson, le PDG d’Exxon Mobil qui devient secrétaire d’État ou encore le magnat Carl Icahn qui va conseiller le nouveau président sur les questions de réglementation. Elle est néanmoins aujourd’hui sur la défensive.
Dans la lignée de sa campagne, Donald Trump n’a pas cessé d’attaquer dans une série de tweets les compagnies qui délocalisent sur le thème « produisez aux Etats-Unis ou payez des taxes élevées sur les importations ». Il a en outre décidé de donner les rennes de la politique commerciale du pays à deux personnages ouvertement protectionnistes.
Le premier, Peter Navarro, est un économiste isolé dans l’Université qui s’est fait un nom en publiant des pamphlets anti-chinois comme Death by China ; il va diriger le National Trade Council nouvellement créé. Le second, Wilbur Ross, un milliardaire spécialisé dans le rachat par LBO d’entreprises industrielles et minières en difficulté a été nommé Secrétaire au Commerce. Dans une note de campagne rédigée conjointement [7] , ils expliquent que l’affaiblissement industriel des États-Unis est la conséquence de traités commerciaux avantageux pour le big business mais défavorables aux travailleurs du secteur manufacturier.
Cependant, loin de mettre l’accent sur la responsabilité des milieux d’affaires dans l’élaboration des traités et sur les effets sociaux et environnementaux délétères de ceux-ci au Nord comme au Sud, ils développent une argumentation nationaliste, évoquant une guerre commerciale larvée menée par les principaux partenaires commerciaux des États-Unis, à commencer par la Chine, à coup de manipulation de change, de subventions publiques déguisées et de concurrence fiscale déloyale. Leur capacité à transformer une hostilité de classe au libre-échange en une question nationale a été cruciale dans le succès de la campagne de Donald Trump.
D’ores et déjà, la nouvelle administration a annoncé – et c’est une bonne nouvelle – que les traités de libre-échange transatlantique et transpacifique négociés sous la présidence Obama seront abandonnés. Pour le reste, personne ne sait – et sans doute pas le président Trump lui-même – quel point d’équilibre pourrait trouver la nouvelle administration entre l’unilatéralisme proclamé et la relative pondération dans les relations internationales nécessaire au bon fonctionnement du capitalisme global [8]. Seule certitude, la nouvelle donne politique outre-Atlantique vient renforcer le déclin de la mondialisation amorcé depuis le début de la décennie avec le recul du poids du commerce international.
La possibilité du pire
Le plus inquiétant dans l’accession à la présidence de Donald Trump, c’est que la critique nationaliste de la mondialisation accède au pouvoir. Cela se traduit par la nomination au poste de premier conseiller du président de Stephen Bannon, une figure de proue de l’extrême-droite raciste étasunienne, une ascension qui fait écho à la montée en puissance des droites nationalistes en Europe et dans de nombreux pays émergents comme la Turquie, l’Inde ou la Russie.
On aurait tort de sous-estimer les périls associés à cette nouvelle conjoncture politico-idéologique. La condition nécessaire pour que les classes capitalistes consentent à une intervention publique permettant de sortir du chômage endémique et du sous-emploi des capacités productives, c’est une destruction des forces qui permettent au monde du travail d’interférer sur l’agenda politique.
Outre-Atlantique, une telle annihilation est clairement à l’ordre du jour. Le casting gouvernemental est sans ambiguïté sur ce point et devrait se traduire par l’extension des lois right-to-work qui prohibent un des rares éléments de résilience des syndicats aux Etats-Unis : les accords qui obligent les salariés de certains secteurs à s’organiser [9] . De même, avec l’intensification promise des expulsions des travailleurs sans-papiers, nombres d’entreprises vont perdre une réserve de main d’œuvre à bas prix, mais pour les classes dominantes en général il y a là un dérivatif à la colère sociale et un facteur de divisions entre les subalternes dont elles peuvent bénéficier.
Face à l’échec économique du néolibéralisme, les options habituelles s’amenuisent mais la présidence Trump peut ré-ouvrir le jeu pour le capital. L’optimisme de la volonté conduit à voir dans cette conjoncture une opportunité pour un élargissement des résistances dont l’issue victorieuse pourrait être favorisée par des fractures ouvertes au sein des classes dominantes, notamment via le jeu politique entre les États et l’État fédéral. Mais le pessimisme de l’intelligence oblige à envisager le pire. Si la situation économique venait à se dégrader davantage, force est de constater que les pièces qui s’assemblent aujourd’hui dessinent une option politique néo-interventionniste, nationaliste et autoritaire. La valse des affreux.