Jack London est mort le 22 novembre 1916. Il était né le 12 janvier 1876 et il est frappant de noter comment la trajectoire de sa courte existence épouse la trajectoire même des USA. L’époque de London est celle de la transition entre l’achèvement de la conquête de l’Ouest et l’affirmation des Etats-Unis comme première puissance économique mondiale (1). Une époque où la réussite capitaliste individuelle, à l’exemple des Rockefeller, Carnegie, se combine avec l’émergence d’un mouvement ouvrier très combatif.
Enfant de la rue à Oakland, Jack quitte l’école à treize ans et vit de petits boulots. Tour à tour pilleur d’huîtres en 1891, puis engagé dans la police qui poursuit les pilleurs d’huîtres, mousse sur le Sophia Sutherland en 1893 pour une chasse au phoque en mer de Behring, prolo en 1894 dans une centrale électrique au charbon, avant de participer – en pleine crise économique - à la marche des chômeurs du « général » Coxey qui converge avec d’autres marches vers Washington. Il abandonne la marche dans le Missouri et poursuit sa route vers les villes de l’Est. C’est là qu’il sera initié à Marx, Darwin et Spencer, le sociologue qui aura une très grande influence sur Jack. De retour à San Francisco, il dévore livre sur livre, prépare dans un collège son entrée à l’université. Il réussit mais ne restera que six mois à Berkeley, et écrit de nombreuses nouvelles, toutes refusées. Entre temps il a adhéré au L.S.P. (2). En 1897, il participe à la ruée vers l’or du Klondike. Au retour, il publie son premier succès, Le Fils du Loup. Il se marie en 1900 et aura deux filles puis divorcera en 1903. En 1902, six semaines dans les bas fonds de Londres d’où il tirera Le Peuple de l’abîme et en 1904 il couvre la guerre entre le Japon et la Russie. En 1905 il achète un ranch à Glen Ellen, et se marie avec Charmian Kittredge. Il fait construire un bateau et part en avril 1907 avec Charmian pour un périple de plus de deux ans dans les mers du Sud. Malade, il est hospitalisé en Australie et contraint de rentrer aux USA. C’est pendant le voyage qu’est publié Le Talon de Fer et qu’il écrit Martin Eden. A son retour il se consacre à son ranch et à l’agriculture. En 1912, périple de six mois de Baltimore à la Californie par le Cap Horn. En 1914, reportage au Mexique sur l’intervention des USA. Il passe douze des derniers dix-huit mois de sa vie à Hawaï, et démissionne, avec Charmian du P.S.A. (2) le 7 mars 1916. Il meurt le 22 novembre 1916, officiellement d’une crise d’urémie.
Pour s’y retrouver dans cette vie tumultueuse, le mieux n’est-il pas de partir de ce qu’en dit London lui même ? Il le fait assez tôt – il a alors moins de trente ans – dans deux textes : Comment je suis devenu socialiste (1903), et Ce que la vie signifie pour moi (1906).
Dans le premier texte il indique : « On a fait entrer le socialisme en moi. » Il met surtout l’accent sur son individualisme : « bien que n’ayant jamais entendu parler d’une école appelée « Individualisme », je chantais de bon cœur le péan de la force », « j’étais un individualiste déchaîné », « mon individualisme allègre était dominé par des principes moraux d’une orthodoxie bourgeoise »
Ce texte est court. Le deuxième texte est beaucoup plus long et fera l’objet d’un tirage en brochure largement diffusée par son parti. Il explique plus en détail ce qui l’a conduit à rompre avec cet individualisme forcené.
Dès la première phrase, London affiche son identité, dont il ne cessera de se réclamer : « Je suis né dans la classe ouvrière. » (…) « Ma place dans la société était tout à fait au bas de l’échelle. »
Il va monter au premier barreau en devenant pilleur d’huîtres, petit patron avec son bateau acheté pour 300$. « L’échelle des affaires, était l’échelle qui me convenait, et je me voyais déjà un prince du commerce chauve et arrivé. »
Après plusieurs déboires, il vend son bateau 20$ et conclut : « J’avais glissé de l’unique échelon que j’avais réussi à gravir, et je n’ai jamais plus essayé de monter à l’échelle des affaires. »
Redescendu au premier barreau, il va travailler, sûr de sa force et des ses capacités, comme « esclave du salariat le plus consciencieux que le capitalisme ait jamais exploité. » Il faudra qu’il prenne conscience qu’il fait double travail pour un seul salaire, pour ne plus vouloir entendre parler de travail manuel et partir en avril 1894 avec « l’armée de chômeurs » de J. Coxey. Comme il le dit dans le premier texte, cette expérience fut fondatrice à un triple titre : tomber dans « la fosse sociale » (« à l’âge de dix-huit ans, je me trouvais au-dessous de mon point de départ »), l’expérience de la prison et de la justice bourgeoise vis-à-vis de laquelle il conservera toujours une haine féroce, et la découverte de Marx et de Spencer.
On peut au passage remarquer que son engagement dans l’armée de Coxey tient au moins autant, sinon plus, à son désir de fuir l’enfer du travail salarié (et quel enfer à l’époque !) que celui de goûter à l’aventure. Il le dit d’ailleurs explicitement : « Je ne voulais plus entendre parler de travail. Je fuyais mon emploi. Je devins un vagabond,… »
Dans Le Cabaret de la dernière chance (titre original : John Baleyrcorn), il reviendra sur ce désir de s’extraire définitivement de cette condition ouvrière mutilante :
« …et quand un travailleur devenait vieux ou était victime d’un accident, on le jetait au rencart, tout comme une machine hors d’usage. Combien ai-je vu de spectacles qui démentaient carrément cette théorie de la vie ennoblie par le travail !
« Ma nouvelle conclusion fut que le travail manuel manquait de dignité et ne rapportait rien. (…) . C’est le cerveau qui paie, et non les muscles : je résolus de ne jamais plus les offrir sur le marché. Je vendrais du cerveau, rien que du cerveau ! »
Bref, le retour à San Francisco et ses livres dévorés à grande cadence – Marx entre autres - l’amènent à ce constat : « J’ai découvert que j’étais socialiste. » Et il prend bien soin d’ajouter : « j’étais socialiste et révolutionnaire. »
Son credo révolutionnaire se poursuit par la dénonciation du système et de son hypocrisie, dont il donne plusieurs exemples et entre autres, « ces femmes magnifiques (qui) participaient à toutes sortes de charmantes petites œuvres de charité,(…) alors que ce qu’elles mangeaient et les magnifiques robes qu’elles portaient, était payé par des dividendes tachés de sang versé par la main d’œuvre enfantine, fruit du travail intensif, et même de la prostitution. »
Ces citations, et bien d’autres rendent compte de sa révolte contre le système capitaliste et de la sincérité de son engagement qui le conduiront à adhérer au L.S.P. (Labour Social Party) en 1896. Mais pour prendre la mesure de cet engagement et pour comprendre cette conscience d’ouvrier révolté contre le capitalisme, il n’est pas inutile de revenir sur le contexte très particulier du mouvement ouvrier et du capitalisme états-uniens.
Cet intertitre reprend le titre d’un chapitre de l’ouvrage d’Howard Zinn, Une Histoire populaire des Etats-Unis, consacré à la période 1900/1914, dont je reprends, avec les deux chapitres qui précèdent, de nombreux éléments pour cette partie.
Pour faire bref, on peut caractériser l’émergence et le développement du mouvement ouvrier états-unien par les caractéristiques suivantes :
1/un capitalisme sauvage marqué par le travail des enfants, des conditions de travail inhumaines (un rapport officiel de 1914 recense 35 000 morts par accidents du travail), par l’utilisation de l’immigration pour mieux exploiter, diviser les travailleurs et casser les grèves, un capitalisme qui se concentre à un niveau jamais vu (Rockefeller, Carnegie, Morgan, Vanderbilt, Hearst,…). La Jungle, le chef d’œuvre d’Upton Sinclair – grand ami de Jack London – en dresse un réquisitoire saisissant.
2/des crises économiques très violentes. Celle de 1873/1879 avec un recul de 33% de la production manufacturière, 20% de chômage à New York, un effondrement des syndicats, une décomposition sociale dans certaines grandes entreprises avec meurtres et règlements de comptes (voir le très beau film de Martin Ritt, The Molly Maguires). Celle de 1893, qualifiée par Howard Zinn comme « la plus importante crise économique de l’histoire du pays » (3) : 642 banques en faillite, 16000 entreprises fermées, 20% des travailleurs au chômage. Crise à l’origine de la marche des chômeurs à laquelle participera London en 1894, mais aussi des grèves, notamment celle des usines Pullman la même année qui verra l’émergence de la plus grande figure du mouvement ouvrier états-unien, Eugène Debs.
3/un expansionnisme guerrier, en un mot : l’impérialisme. Théodore Roosevelt, en 1897, à un ami : « Entre nous (…) j’accueillerais avec plaisir n’importe quelle guerre tant il me semble que ce pays en a besoin. » H. Zinn rapporte cette lettre du même Roosevelt au sénateur Cabot-Lodge, dans laquelle celui qui n’est pas encore président insère un poème de Kipling qu’il juge d’une « poésie assez pauvre, certes, mais efficace d’un point de vue expansionniste. »
Cet expansionnisme se traduit notamment par la guerre de 1898 contre l’Espagne, dont l’issue permettra aux Etats-Unis de faire de Cuba une semi-colonie, d’annexer Hawaï, les îles de Wake et de Guam, et de faire de Porto Rico et des Philippines - où une atroce guerre de conquête sera menée par un contingent de 70 000 hommes – des quasi-colonies.
4/un prolétariat qui s’organise au plan syndical : avec les Chevaliers du Travail (confréries ouvrières, sorte de maçonneries souvent durement réprimées, avec l’A.I.T., dont huit membres furent arrêtés pour avoir été tenus responsables du massacre d’Haymarket en 1886 à Chicago (4), et avec l’A.F.L. (American Federation of Labor) qui naît après la reprise économique de 1879, et qui après des regroupements, aura son congrès fondateur en décembre 1886 : près de 2 millions de syndiqués en 1900, très blancs, avec des syndicats de métiers, fermés aux noirs, aux femmes, et la formation d’une bureaucratie ouvrière dirigée d’une main de fer durant près de 40 ans par Gompers. En réaction à cette évolution, la convergence de différentes composantes syndicales et politiques conduit en juin 1905 à Chicago à la création des I.W.W. (Industrial Workers of the World – Fédération mondiale des travailleurs de l’Industrie), qui ne regrouperont jamais plus de 15 000 membres, mais joueront un rôle actif dans de grandes grèves.
5/des luttes très violentes : plantations sucrières en 1886 (fusillade de Thibodeaux et ses 30 morts), grève des cheminots en 1886, mineurs du Tennessee en 1891, mineurs du cuivre à Cœur d’Alène (Idaho) en 1892 (combats armés et morts), massacre de Latimer en 1897 (mines de Pennsylvanie), grève générale de 1909 qui toucha 20 000 travailleuses dans les 500 ateliers de confection de New York.
6/une pénétration très lente du socialisme et du marxisme, avec deux figures dominantes : Daniel De Léon et Eugène Debs. En 1876, plusieurs groupes locaux fusionnent pour fonder le Parti des Travailleurs des USA, transformé en Labour Social Party (L.S.P.) en 1877.
Mais De Léon, principal dirigeant du L.S.P., avait une conception très sectaire (5) et des groupes opposés à son orientation fondèrent en 1893 Social Democracy qui fusionna en 1900 avec l’aile modérée du L.S.P. pour donner le Parti Socialiste d’Amérique (S.P.A.). Jack London le rejoindra après avoir adhéré au L.S.P. en 1896.
Au début du siècle, le S.P.A. comptera près de 100 000 membres, avec 1200 élus dans 340 municipalités. L’organe de presse du parti, Appeal to Reason, aura près de 500 000 abonnés.
Debs en sera le dirigeant le plus connu. Il était le fils d’une famille d’immigrés français originaires de Colmar et ayant fui la France après les répressions consécutives à la Révolution de 1848. Ses parents l’avaient prénommé Eugène-Victor en hommage à Eugène Sue et à Victor Hugo.
Debs s’illustra dans les luttes très dures des employés des chemins de fer, et aussi dans leur organisation en un syndicat unique contre les syndicats de métiers regroupés dans l’A.F.L. Cela lui valut un prestige considérable, Un des amis de Debs disait de lui : « Ce vieux type au regard fiévreux croit dur comme fer qu’il peut exister quelque chose comme une fraternité humaine. Et le plus étrange dans tout ça, c’est que tant que ce type est dans le coin, j’y crois aussi. »
Il devint ainsi tout naturellement le candidat du S.P.A. aux élections présidentielles, recueillant successivement 96 878 voix en 1900 (34 191 pour le candidat L.S.P.), 402 321 en 1904 (L.S.P. : 33 536), 420 973 en 1908, 897 000 en1912. En1916, Debs ne fut pas candidat et le candidat du S.P.A.. ne recueillit que 500 000 voix.
Le 30 juin 1918 Debs est emprisonné pour opposition pacifiste radicale à la guerre et, encore en prison, il aura plus de 900 000 voix en 1920.
C’est dans cette période particulièrement riche du mouvement ouvrier états-unien que Jack fait ses premières armes en politique. Dans le journal du lycée en 1895 - quand il prépare son examen d’entrée à l’université – il publie des articles où son socialisme s’avance masqué. Dès son premier article – « Pessimisme, optimisme et patriotisme » – il conclut : « Soulevez-vous, Américains, patriotes et optimistes ! Réveillez-vous ! Reprenez les rênes des mains de gouvernants corrompus et instruisez vos masses ! »
Il adhère au L.S.P. en 1896. En février 1897, il se livre, juché sur un shoap boxer (caisse à savon), à sa première harangue publique qui le conduira en prison et commencera à le rendre célèbre. Il sera candidat pour à la mairie d’Oakland en 1901 (245 voix), puis en 1905 (981 voix).
C’est dans ces années-là (1903/1905) qu’il écrit les textes pour publication, ou pour des conférences, les plus importants, et notamment La Lutte des Classes et Révolution. Il reprendra à de nombreuses occasions le texte de Révolution (dont l’intitulé initial était : L’esprit révolutionnaire du prolétariat américain) dans ses conférences, avec le célèbre passage repris tel quel dans le Talon de Fer par Ernest Everhard :
« Pas de quartier ! Nous voulons tout ce que vous possédez. Rien de moins que tout ce que vous possédez, sinon nous ne serons pas satisfaits. Nous voulons dans nos mains les rênes du pouvoir et la destinée de l’humanité. Voici nos mains. Ce sont des mains vigoureuses. Nous allons vous retirer vos gouvernements, vos palais, et votre confort doré, et désormais vous devrez travailler pour gagner votre pain comme le paysan dans son champ ou le commis chétif et affamé dans vos métropoles. Voici nos mains. Ce sont des mains vigoureuses. »
Dan ces textes, London se révèle plus comme agitateur que théoricien. Mais, au-delà d’un style très enflammé, dénonçant de façon cinglante le capitalisme et mettant en avant le rôle de la classe ouvrière, il faut bien aussi souligner certains thèmes fréquemment développés au sein du mouvement ouvrier de l’époque : l’inéluctabilité du socialisme, la disparition des couches moyennes broyées par la concentration capitaliste, les illusions sur l’utilisation de l’appareil d’Etat bourgeois au service de la classe ouvrière.
Et puis il y a l’analyse par London de la progression des résultats électoraux de son parti. dans La lutte des classes, il proclame :
« …500 000 hommes, prêchant avec passion la lutte de classes, menant cette lutte suivant des directives politiques, avec le soutien moral et intellectuel de dix millions d’hommes ayant des convictions identiques répartis dans le monde entier, peuvent arriver assez près du résultat consistant à déclencher la lutte des classes dans nos Etats-Unis.
En 1900 ces hommes obtenaient 150 000 suffrages, deux ans plus tard, en 1902, 300 000 ; et en 1904, 450 000.(…) Aucun parti politique aux Etats-Unis, aucune organisation culturelle, aucune mission ne possède autant de travailleurs infatigables que le parti socialiste. Ils se multiplient, aucun effort, aucun sacrifice n’est trop grand quand il s’agit de la Cause – qu’ils écrivent, eux, avec une majuscule. Ils travaillent pour elle avec un zèle religieux, ils mourraient pour elle aussi facilement que les martyrs chrétiens.
Ces hommes prêchent une lutte de classes sans compromis, impitoyable. »
Cette même analyse est reprise quasiment mot pour mot dans Un succès électoral du socialisme très significatif du 10 novembre1904, et également dans la note du Talon de Fer (page 90 de l’édition 10-18).
Il est quand même étonnant que ces illusions électoralistes – croire que les électeurs des partis socialistes, partout dans le monde « prêchent une lutte de classes sans compromis, impitoyable » – n’aient pas attiré l’attention des biographes de London, du moins à ma connaissance, dans les biographies parues en français : aussi bien celle de Francis Lacassin, que celle de Jennifer Lesieur ou de Bernard Fauconnier. Ils mettent tous en exergue la fameuse interpellation des bourgeois citée plus haut, en faisant l’impasse sur les paragraphes qui précèdent, et notamment sur la phrase précédant cette interpellation :
« Une telle armée de la révolution, forte de sept millions d’hommes, doit arrêter les dirigeants et les classes dirigeantes, et les faire réfléchir. Le cri de guerre de cette armée est : « Pas de quartier ! »
C’est pourtant un tout autre son de cloche que nous livre Le Talon de Fer, écrit pourtant à peine deux ans après ces conférences enflammées et qui paraîtra en 1908. Pour ce qui est des illusions électorales, Ernest Everhard, héros du roman exprime sans nul doute la pensée de London :
« Il hocha la tête d’un air de mauvais augure et vit venir sans illusion les élections d’automne.
– C’est inutile, disait-il, nous sommes battus d’avance. Le Talon de Fer (6) est là. J’avais mis mon espoir en une victoire paisible, remportée grâce aux urnes. J’avais tort, et c’est Wickson qui avait raison. Nous allons être dépouillés des quelques libertés qui nous restent ; le Talon de Fer nous marchera sur la face ; il n’y a plus rien à attendre qu’une révolution sanglante de la classe ouvrière. Naturellement, nous aurons la victoire, mais je frémis de penser à ce qu’elle nous coûtera. »
Pourquoi un changement si rapide ? London est alors marqué par la défaite de la révolution russe de 1905, qu’il a pourtant accueillie avec enthousiasme, la popularisant dans ses réunions publiques et collectant des fonds de soutien.
Mais, à l’occasion des tournées de conférences, il a pu se rendre à l’évidence que le S.P.A. était de moins en moins un parti de combat pour abattre le capitalisme. Il le dit sans détour dans une interview qui paraîtra quelques années plus tard :
« Les socialistes, ceux du ghetto socialiste de l’Est n’ont plus foi dans le socialisme fort et intransigeant des premiers temps. Parlez d’expropriation à ceux du ghetto de New York et vous verrez les dirigeants lever les bras au ciel, frappés de terreur. Moi, je crois toujours que les socialistes devraient se battre pour éliminer la classe capitaliste et balayer la propriété privée des mines, des minoteries, des usines, des chemins de fer et autres secteurs d’intérêt social.
Je ne crois pas que les socialistes doivent s’amollir et transiger, ni même devenir de purs réformistes, dont le plus cher désir est de provoquer des économies dans l’administration, des impôts plus bas et autres choses semblables. Ils devraient plutôt se fixer pour but d’en finir avec le système d’exploitation capitaliste, d’en finir avec le système fondé sur le profit et mettre les travailleurs en possession des industries. »
Le Talon de Fer est le témoignage écrit retrouvé en 2368 de Avis, compagne du révolutionnaire Ernest Everhard. Il raconte les événements qui, de 1912 à 1932 ont vu l’oligarchie capitaliste réprimer le mouvement ouvrier, jusqu’à l’écrasement de la Commune de Chicago proclamée, ironie de l’histoire ou plutôt de la fiction, le 22 octobre 1917 !, avec la complicité des dirigeants des grands syndicats.
Trotsky, malgré la publication du livre dans plusieurs pays, notamment en France en 1923 (avec préface d‘Anatole France) n’avait pas eu l’occasion de lire le chef d’œuvre de London. C’est d’autant plus étonnant que l’ouvrage avait connu des éditions répétées en Russie/URSS depuis 1916. C’est seulement en 1937 qu’il en reçut un exemplaire de Joan, la fille aînée de Jack. La réponse en remerciement de Trotsky vaut d’être largement citée :
« Il n’est pas difficile d’imaginer l’incrédulité condescendante avec laquelle la pensée socialiste officielle d’alors accueillit les prévisions terribles de Jack London. Si l’on se donne la peine d’examiner les critiques du Talon de Fer qui furent alors publiées dans les journaux allemands « Neue Zeit » et Vorwaerts, dans les journaux autrichiens « Kampf » et « Arbeiter Zeitung », il ne sera pas difficile de se convaincre que le « romantique » de trente ans voyait incomparablement plus loin que tous les leaders sociaux-démocrates réunis de cette époque. Dans ce domaine, d’ailleurs, Jack London ne soutient pas seulement la comparaison avec les réformistes et les centristes. On peut affirmer avec certitude qu’en 1907 il n’était pas un marxiste révolutionnaire, sans excepter Lénine et Rosa Luxembourg, qui se représentât avec une telle plénitude la perspective funeste de l’union entre le capital financier et l’aristocratie ouvrière. Cela suffit à définir la valeur spécifique du roman.
(…)
« Enfin, rien n’est plus frappant dans l’œuvre de Jack London que sa prévision vraiment prophétique des méthodes que le Talon de Fer emploiera pour maintenir sa domination sur l’humanité écrasée. London s’affirme magnifiquement libre des illusions réformistes et pacifistes. Dans son tableau de l’avenir il ne laisse absolument rien subsister de la démocratie et du progrès pacifique. Au-dessus de la masse des déshérités s’élèvent les castes de l’aristocratie ouvrière, de l’armée prétorienne, de l’appareil policier omniprésent et, couronnant l’édifice, de l’oligarchie financière. Quand on lit ces lignes on n’en croit pas ses yeux : c’est un tableau du fascisme, de son économie, de sa technique gouvernementale et de sa psychologie politique. (…) Un fait est indiscutable : dès 1907 Jack London a prévu et décrit le régime fasciste comme le résultat inéluctable de la défaite de la révolution prolétarienne. Quelles que soient les « fautes » de détail du roman – et il y en a – nous ne pouvons pas ne pas nous incliner devant l’intuition puissante de l’artiste révolutionnaire. »
Dans la revue Europe n° 561/562 de janvier-février 1976 consacrée à Jack London figurent trois préfaces du Talon de Fer : d’ Anatole France en 1923, de Paul Vaillant-Couturier en 1932 et de Francis Jourdain en 1946.
Comme l’on peut s’en douter, dans cette revue alors très proches d’un P.C.F. encore très stalinien, ni la lettre de Trotsky, ni la moindre référence à cette lettre ne figurent dans ce dossier.
Et pourtant, preuve s’il en fallait de l’importance de cette lettre, dans la réédition des œuvres de London aux éditions Libretto, en dehors des courtes préfaces, le seul texte supplémentaire publié est cette lettre de Trotsky. Et ceci pour une quarantaine de volumes.
Pour en revenir au contenu du Talon de Fer, il faut signaler un élément important que Trotsky. ne relève pas : la grève générale victorieuse d’une semaine du prolétariat allemand et du prolétariat états-unien pour empêcher la guerre entre les deux pays. La grève générale est en effet souvent au centre de débats dans le mouvement ouvrier de l’époque. Et d’ailleurs London en fera l’argument d’une de ses nouvelles « Le rêve de Debs », parue en janvier 1909.
Plus de vingt ans après, la nouvelle fut publiée par Regards, hebdomadaire du P.C.F. La rédaction faisait précéder le texte de l’avertissement suivant :
« Le Rêve de Debs fut écrit par Jack London au début de ce siècle, à une époque où régnaient dans beaucoup de milieux ouvriers toutes sortes d’illusions sur la grève générale qui devait permettre à elle seule de régler tout le problème social. Aujourd’hui, la pénétration du marxisme et l’expérience du mouvement ouvrier ont dissipé ces illusions. Il importe, en lisant la belle nouvelle de Jack London dont Regards commence la publication, de la replacer dans le cadre de cette période où beaucoup croyaient qu’il suffisait à la classe ouvrière de faire « les bras croisés » pour venir à bout du capitalisme. »
Que les illusions des « bras croisés » aient été entretenues par des militants ouvriers de l’époque, cela ne fait aucun doute, mais le ton de cet avertissement tend à déconsidérer l’idée même de grève générale. Le plus piquant de l’affaire, c’est que cet avertissement a été publié en mai 1936,… à quelques semaines de la grève générale, où justement la grève des bras croisés sur le tas fut d’une très grande efficacité. Le rédacteur de cet avertissement semble avoir fait preuve d’autant de préscience que Viansson-Ponté titrant « Quand la France s’ennuie », dans Le Monde du 15 mars 1968 !
En fait, autour des années 1905/1906, il semble bien que London ne croit plus à la capacité de la classe ouvrière à renverser le capitalisme, du moins dans le court terme. Dans l’interview signalée précédemment, il ajoute :
« Il y a une puissante classe dominante qui a l’intention de consolider ses possessions. Je vois des années et des années d’effusions sanglantes. Je vois la classe dirigeante qui engage des armées de meurtriers pour maintenir les travailleurs sous sa domination, pour les vaincre s’ils tentaient de déposséder les capitalistes. C’est pourquoi je suis pessimiste. Je vois les choses à la clarté de l’histoire et des lois de la nature. »
C’est sans doute l’une des raisons qui poussent London, dans plusieurs nouvelles écrites dans les années suivantes, à imaginer des catastrophes majeures qui redonneront, mais rien n’est moins sûr, la possibilité à l’humanité de reconstruire une société meilleure. La Peste Ecarlate (1915) en est le meilleur exemple.
Malgré tout, plusieurs nouvelles mettront l’accent sur la solidarité collective : La Force des Forts (1911), Le Mexicain (1911). A propos de La Force des Forts, il écrit : « Il y a quelque temps, Kipling a attaqué le socialisme à travers une parabole ou une nouvelle, « Melissa », dans laquelle il exaltait son chauvinisme et démontrait que la coopération d’individus assez forts pour s’opposer à la guerre marquerait la dégénérescence de ces individus. J’ai écrit « La force des forts » en réplique à cette attaque. »
(Lettre à Cosmopolitan du 30/08/1909).
Il ne fait donc aucun doute que London, tout en étant très pessimiste sur les capacités de la classe ouvrière à s’émanciper à courte échéance conservait les convictions qui l’avaient amené à s’engager dans la lutte politique. Le réformisme du S.P.A. explique l’éloignement progressif de London vis-à-vis de son parti. Cela ne l’empêchera pas de prononcer encore sa fameuse conférence Révolution au cours de son séjour à Hawaï, au printemps 1907. Mais cet éloignement progressif avait d’autres raisons. D’abord son mariage avec Charmian en 1905, que ses amis socialistes virent d’un mauvais œil, comprenant que London ne serait plus aussi disponible pour la cause socialiste. D’autant que de nouveaux projets étaient mis en chantier : l’achat du ranch à Glen Ellen (1905) et le départ pour les Mers du Sud (projet datant de 1906 et réalisé début 1907). Et puis Jack avait irrité ses camarades du P.S.A. en plusieurs occasions : la parution du Talon de Fer dont le pessimisme était jugé démobilisateur, ses convictions sur la supériorité de la race anglo-saxonne, et sa correspondance de guerre de 1914 au Mexique. Jack et Charmian finiront par démissionner du S.P.A. le 7 mars 1916, en adressant une lettre à la section de Glen Ellen. Extrait :
« (…) J’ai été entraîné à la lutte des classes, telle qu’elle est enseignée et pratiquée par le Parti Socialiste du Travail, avec le concours de ce qu’il y a de plus élevé dans mes propres facultés de jugement. Je croyais que la classe ouvrière, en combattant, en ne cédant jamais, en refusant tout compromis avec l’ennemi, pouvait s’émanciper. Du fait qu’au cours de ces dernières années, toute tendance du socialisme aux Etats-Unis a été vers l’apaisement et le compromis, je m’aperçois que mon esprit se refuse à se voir rester membre du Parti. D’où ma démission. »
Et London ajoutait pour terminer sa lettre :
« si la liberté, l’indépendance sont des biens suprêmes qui ne peuvent être accordés, ni imposés, à des races ou à des classes. Si les races et les classes ne sont pas capables de se soulever, de lutter par la force de leur esprit et de leurs muscles pour la liberté et l’indépendance du monde, elles ne parviendront jamais, le moment venu, à accéder à ces biens suprêmes – et si ces biens suprêmes leurs sont offerts avec bonté par des individus supérieurs, ou sur des plats d’argent, ils ne sauront qu’en faire, ne s’en serviront pas, et resteront ce qu’elles ont toujours été par le passé : des races inférieures, des classes inférieures. »
A trois reprises, London associe donc les races et les classes. Dans ses textes politiques, London ne fait pratiquement jamais appel au concept de races. Par contre, dans ses nouvelles et romans, on trouve de nombreuses utilisations de ce terme, et le plus souvent avec une connotation « raciste » (avec des guillemets car, comme nous le verrons, les choses ne sont pas aussi simples). Toujours est-il que London – sur ces questions comme sur d’autres – apparaît tel qu’en lui même, un homme de son temps, pétri de contradictions. Essayons de démêler tout ça.
Il y a d’abord la question de l’individualisme. On a vu que dans le texte Comment je suis devenu socialiste, il place la rupture avec son individualisme au centre de la formation de sa conscience de classe. Il en fera d’ailleurs l’argument central de deux de ses meilleurs romans, Le Loup des Mers (1904) et son chef d’œuvre Martin Eden (1909). Or malgré cette rupture, London continuera à être traversé par cette dualité individuel/collectif qui s’exprime dans de nombreuses œuvres ou déclarations. En réalité, London ne rompra jamais totalement avec son individualisme. Car non seulement son individualisme était solidement ancré dans cette volonté farouche de s’extraire de « la fosse sociale », mais il était tout aussi solidement ancré dans sa confiance en sa capacité à surmonter nombre des obstacles auxquels il a dû faire face, grâce à sa grande vitalité, à sa force et à sa résistance. En un mot, grâce à son corps. Et il ne fait aucun doute que ce corps – qu’il a pourtant martyrisé en de multiples occasions – constitue dans son individualisme un facteur aussi important que sa volonté et sa ténacité sans faille.
Et puis London a lu Darwin et lui porte une grande admiration. Dans la société états-unienne pétrie d’intégrisme religieux, populariser les thèses de Darwin relevait sans conteste d’un combat d’avant-garde. Il lui rendra hommage dans un roman très intéressant Avant Adam. Mais il avait lu également Spencer qui théorisait le darwinisme social. Il ne faut pas oublier que Spencer, sociologue et philosophe, eut en son temps une énorme influence. Son darwinisme social était d’ailleurs très répandu dans les élites du pays : Carnegie raconte que lorsqu’il lut Spencer pour la première fois, il en fut ébloui : « La lumière m’inonda et tout fut clair. » London lui aussi fut ébloui par Spencer, trouvant dans cette idéologie une résonnance avec sa lutte acharnée pour sortir de ce qu’il appelait « la fosse sociale ». Ce darwinisme social s’exprimait par la conviction de la supériorité de la race anglo-saxonne. Dans Le cabaret de la dernière chance il rapporte : « J’ai souvent entendu ma mère tirer vanité de ce que nous étions des Américains de vieille souche et non pas comme nos voisins des émigrants irlandais ou italiens. »
Et Joan, bien consciente des contradictions de son père, porte à ce sujet un jugement très éclairant :
« Mais Jack ne faisait pas grande confiance à la combativité du prolétariat en tant que groupe social et il ne croyait pas vraiment que l’Etat socialiste serait réalisé de son vivant. Il avait conçu un certain désespoir à l’idée de rester pauvre, de rester un travailleur jusqu’à la fin de ses jours. Sa haine des conditions qu’il avait subies dans sa jeunesse suscitait en lui la détermination à mettre une distance suffisante entre lui et elles, pour toujours si possible. Il s’était forgé une sorte de foi darwinienne en la victoire des forts. A une ou deux exceptions près, le prolétariat tel qu’il le connaissait n’était pas encore parmi les forts (…) »
(Joan London, Jack London en son temps, une biographie non conventionnelle)
Et logiquement, London étend ce darwinisme social aux races, en plaçant, de par sa formation et son histoire, la race anglo-saxonne au-dessus des autres. On retrouve ces conceptions développées dans plusieurs romans.
Dans Fille des Neiges, l’héroïne, Frona Welse, célèbre déjà la race blanche :
« Nous sommes une race de bâtisseurs, de guerriers, d’explorateurs, de conquérants. Nous travaillons, nous luttons avec acharnement, nous nous évertuons même si notre effort semble désespéré. Nous sommes doués de capacités d’obstination et de résistance, et nous savons nous adapter aux circonstances les plus diverses. L’Indien, le Noir ou le Mongol conquerront-ils jamais le Germain ? Sûrement pas ! L’Indien a la persévérance sans la souplesse.(…) Le Noir est souple, mais il est servile et doit être dirigé. Quant au Chinois, il est toujours égal à lui-même. Tout ce qui manque à ces autres races, vous le trouvez chez l’Anglo-Saxon, ou le Germain, si vous préférez. Il possède tout ce que les autres n’ont pas. Quelle autre race pourrait nous dominer ou nous submerger ? »
Dans l’Aventureuse, dialogue entre Sheldon et Joan :
« - (…) Les nègres travailleront sous la domination des blancs. J’ajouterai qu’ils sont à ce point fainéants qu’ils finissent souvent à coûter plus cher qu’ils ne rapportent. (…)
- La race noire alors s’éteindra ?
- Oui, comme a disparu l’Indien d’Amérique du Nord (…).
- Et les inaptes doivent périr ?
- Précisément, les inaptes doivent périr. » (p. 110-édition 10-18).
Dans Les Mutinés de l’Elseneur, le héros fait cette réflexion :
« Je nous regarde tous les quatre, à table : le capitaine West, sa fille, M. Pike et moi-même, tous à la peau blanche et aux yeux clairs – êtres périssables, certes - mais toujours les maîtres et qui commandons encore, tout comme le firent déjà nos pères avant nous et ce jusqu’à la disparition de notre espèce à la surface du globe. Ah, certes, notre histoire est celle des seigneurs et bien que nous soyons condamnés, nous devons montrer la voie aux autres peuples, les discipliner jusqu’à l’obéissance, leur apprendre à se gouverner, et habiter dans les palais que nous les avons obligés à édifier pour nous à la force de leurs bras. » (p. 200 – tome 1-édition 10-18)
Dans Martin Eden :
« La vieille loi du développement des races tient toujours. Ainsi que je l’ai démontré, les forts et leur progéniture, seuls, tendent à survivre à travers la lutte pour l’existence, tandis que les faibles et leur progéniture devront être écrasés. Il en résulte que, les forts seuls ayant survécu, la force de chaque génération augmentera. Telle est la loi. »
On pourrait objecter que London ne partage peut-être pas les théories professées par ses personnages, mais c’est l’héroïne ou le héros principal qui les développe et il n’y a aucun autre personnage pour les contredire.
Dans les correspondances de guerre, c’est directement Jack London qui parle : un texte de 1904, lors de son séjour en Corée, est intitulé Le Péril Jaune et ses articles de journaliste sur le Mexique en 1914 sont empreints de remarques particulièrement méprisantes : « Ces soldats ne sont que des péons, simples descendants de millions de péons abrutis qui ne surent même pas s’opposer à la poignée de quelques centaines de va-nu-pieds conduits par Cortez et qui passèrent rapidement de la dure condition d’esclaves, sous la dynastie de Montezuma, au non moins dur esclavage imposé par les Espagnols et les dirigeants mexicains qui leur succédèrent » (Le Mexique Puni, p.55-édition 10-18).
Il est intéressant de noter que les lecteurs ont souvent mal interprété les intentions de Jack London. Au point que celui-ci précise dans la dédicace de l’exemplaire du Loup des Mers envoyé à Upton Sinclair : « Un de mes motifs dans ce livre, était l’attaque de l’individualisme (en la personne du héros). Je dois avoir raté mon coup, car pas le moindre critique ne s’en est aperçu. »
Un an avant sa mort, il écrit à Mary Austin :
« Il y a longtemps, au tout début de ma carrière d’écrivain, j’ai attaqué Nietzsche et sa théorie du surhomme. C’était dans Le Loup des mers. Beaucoup de gens ont lu Le Loup des mers, et personne n’a deviné que c’était une attaque de cette philosophie. Plus tard, sans compter mes œuvres plus courtes, j’ai écrit un autre roman qui attaquait la théorie du surhomme, intitulé Martin Eden. Personne n’y a découvert une telle attaque. Une autre fois j’ai attaqué des idées rapportées Par Rudyard Kipling dans « La force des forts ». Personne n’a réalisé le thème de mon histoire. »
Si personne n’a compris les intentions de London dans autant d’oeuvres, c’est sans doute qu’il y avait un problème et que la dénonciation de l’individualisme était pour le moins ambivalente.
George Orwell, dans une préface à L’amour de la vie, rend très bien compte de ces ambivalences et de ces contradictions :
« Sa façon de voir était démocratique, en ce sens qu’il haïssait l’exploitation et le principe du privilège héréditaire, et qu’il se sentait tout à fait à l’aise en compagnie des gens qui travaillaient de leurs mains ; mais son instinct l’inclinait à accepter une « aristocratie naturelle » de la force, de la beauté et du talent. »
On ne s’étonnera pas de trouver l’expression la plus forte de ces contradictions dans son chef d’œuvre Martin Eden. Dans sa biographie de London, Bernard Fauconnier l’explique de façon convaincante : « Avec Martin Eden, London a voulu faire le procès de ce culte de la toute-puissance, avec lequel il a pourtant flirté tout au long de sa vie intellectuelle, en le combattant, notamment par un engagement socialiste qui ressemble si souvent, chez lui, à un antidote. Tel est le paradoxe de ce roman. Dénonçant la tentation d’un individualisme exacerbé à travers les comportements et le destin de son héros, London parle en fait de lui-même, de ce contre quoi il a toujours lutté, et son socialisme est bien un rempart contre ces tentations. Car qu’est-il lui-même, Jack London, sinon un individualiste forcené, comme toute sa vie le prouve ? »
De ce point de vue, il y a dans Martin Eden (chapitres 37/38) un épisode très significatif. Entraîné par son ami Brissenden dans un meeting socialiste, Martin prend la parole et développe sa pensée individualiste nietzschéenne face à un public ouvrier. Un journaliste en rendra compte en « transformant son individualisme réactionnaire en socialisme outrancier, du rouge le plus violent. » Comment comprendre cet épisode totalement invraisemblable sinon comme une illustration du dualisme intérieur de London ? Et pour que les choses soient bien claires, London précisera dans John Barleycorn : « Martin Eden, c’est moi. »
Ce dualisme, quoique sur un registre un peu différent, constitue l’argument central de nouvelle Au sud de la fente. On y voit le sociologue Freddie Drummond, résident des quartiers riches au nord de San Francisco, observer la condition ouvrière dans les quartiers sud, mais se transformant lors de chaque passage de « la fente » en Big Bill Totts, camionneur syndicaliste. Après bien des allers et retours et une grève durement réprimée, il assumera cette deuxième identité, deviendra un leader ouvrier, … et rencontrera l’amour.
Au final, avec toutes ses contradictions et ses ambivalences, Jack London nous apparaît comme un homme de son temps, un socialiste de son temps. Un temps où l’homme – mais pas la femme ! – parti de rien peut se hisser en un temps très bref jusqu’aux sommets de la société capitaliste. London d’ailleurs, et ses confrères écrivains de la même époque Norris et Dreiser, seront fascinés par les Rockefeller, Carnegie, Morgan,… London lui-même entretenant des rapports assez ambigus avec le magnat de la presse Hearst. Un temps où le mouvement ouvrier s’est affirmé avec force, face à une classe capitaliste impitoyable, mais un mouvement ouvrier gangréné souvent par le racisme et le sentiment de supériorité des Anglo-Saxons. Qu’on songe, pour ne prendre que cet exemple, que les émigrants irlandais de la grande famine de 1840 était particulièrement mal vus par d’autres Irlandais, ceux des premières générations venues d’Irlande, et qui se considéraient comme les véritables fondateurs des Etats-Unis. Flora, la mère de Jack, était imprégnée de cette conviction, et s’est chargée de la transmettre à son fils.
Ces contradictions allaient être mises à l’épreuve dans ce qui a représenté l’expérience la plus forte de Jack, celle qui lui a fourni la matière la plus féconde pour ses nouvelles (67) et romans (4). Il s’agit bien sûr de sa participation à la ruée vers l’or du Klondike du 25 juillet 1897 à son retour en août 1898.
Aller dans le Grand Nord, c’est aller s’affronter à une nature hostile, où la moindre erreur est payée de sa vie, où tout se ramène, contre le froid, la faim, les loups, à un seul mot : survivre. Et dans le Grand silence blanc (c’est le titre de la première nouvelle), comme dans la nuit noire, les hommes en s’affrontant au Wild (7) se retrouvent face à eux-mêmes.
Dans le Wild, chaque mot, chaque pas, chaque geste, peut avoir des conséquences incalculables. London nous dit ce que représente la vie dans le Wild, magistralement dans le début de la nouvelle En Pays Lointain, qui figure dans son premier recueil de nouvelles :
« Quand on pénètre en pays lointain, on doit avant tout faire table rase des enseignements reçus jusqu’alors, pour se plier aux coutumes de cette contrée neuve pour nous ; il faut renoncer aux idées qui nous sont chères, voire à nos anciens dieux, et prendre parfois le contre-pied des principes qui, jadis, réglaient notre conduite. (…)
Si l’homme est réellement créé pour ce genre de vie, il s’apercevra bientôt que les habitudes physiques sont de beaucoup les moins importantes. (…)
La vraie difficulté surgira lorsqu’il devra non seulement se plier à toutes les circonstances, mais encore s’adapter au caractère de ses compagnons. A la politesse banale de la vie quotidienne, il lui faudra substituer l’indulgence, l’abnégation et la patience.
Au lieu de se confondre en remerciements, il exprimera sa gratitude sans ouvrir la bouche et la prouvera d’une façon tangible, c’est-à-dire en remplaçant le mot par l’acte, la lettre par l’esprit.
Ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra obtenir cette perle précieuse, la vraie camaraderie. »
Et il dira plus tard : « C’est au Klondike que je me suis découvert moi-même. Là personne ne parle. Tout le monde pense. Chacun prend sa véritable perspective. J’ai trouvé la mienne. »
On peut dire que toutes ces contradictions dans lesquelles il se débattait – individualisme/collectif/lutte pour vivre/faire partie des forts – sont passées au scalpel sans pitié du Wild par – 50°. L’individualisme n’y a pas sa place, et la soi-disant supériorité de la race anglo-saxonne paraît bien dérisoire. C’est dans les nouvelles du Grand Nord que l’on trouvera le moins de remarques à connotations « racistes ». Certes elles ne sont pas absentes, mais elles ressortent le plus souvent du simple constat : la « supériorité » de la civilisation anglo-saxonne qui s’impose sans grandes difficultés face aux peuples indigènes. Et ces incidentes sont au final de peu de poids face à la stature noble et digne de nombre de héros et héroïnes de ses nouvelles. London soulignera en de nombreuses occasions le rôle des femmes indiennes (en particulier dans Les enfants du froid), et les dégâts destructeurs de la civilisation apportée par les chercheurs d’or, et autres missionnaires ou aventuriers en tous genres.
Dans les nouvelles inspirées par son périple dans les Mers du Sud, la lutte des classes et le colonialisme percent davantage et les remarques dévalorisantes, pour ne pas dire plus, vis-à-vis des Mélanésiens, abondent. Mais comme le souligne Lacassin, une lutte des classes « évoquée, parfois, sur un ton sarcastique que le décor tragique et glacé du Klondike ne permettait pas. »
Mais là aussi il dressera le portrait d’hommes dignes dans leur résistance à l’homme blanc, que ce soit Koolau le lépreux ou Maouki. Et d’ailleurs il s’exprimera très clairement sur ce sujet : « L’homme blanc est le pillard-né. Et de même que l’Indien d’Amérique du Nord a été spolié de son continent par l’homme blanc, de même le Hawaïen a été spolié de ses îles par les Blancs. »
Comme le souligne justement Philippe Jaworski, aucun héros blanc de ses nouvelles ne peut susciter une aussi vive admiration que le vieux Imber ou que Koolau le lépreux. Et il conclut : « Ses vrais héros sont les vaincus de l’Histoire (il ajouterait peut-être : et de l’évolution). Comme aucun autre nouvelliste américain de son époque, c’est à eux qu’il prête une voix, un regard, une sagesse. » (8)
London était profondément convaincu que toute œuvre littéraire devait porter un message, et comme il le disait, « tout le reste n’est qu’un habillage ». Mais le caractère concentré des nouvelles ne favorisait pas l’exposé de longs développements plus ou moins didactiques sur le socialisme ou sur les races que l’on trouve dans nombre de ses romans. C’est pourquoi le meilleur de son œuvre – en dehors de deux romans, Le Talon de Fer et Martin Eden – est dans ses nouvelles. Des nouvelles qui rompent avec tout ce qui a précédé dans la littérature états-unienne, et qui préfigurent aussi bien Hammett que Hemingway : style sans fioritures, des caractères dépeints en quelques traits, des cadres naturels esquissés en quelques lignes, et un art particulièrement consommé pour construire la nouvelle à partir d’une situation initiale très simple.
L’Amour de la vie est l’avant dernier recueil de nouvelles consacré au Grand Nord (1907). Le titre du livre est aussi celui de la première nouvelle. Un jour de janvier 1924, Nadejda Kroupskaïa choisit de lire cette nouvelle à Lénine. Elle raconte :
« C’était une très belle histoire… Dans un désert de glace où aucun humain n’a mis le pied, un homme malade, mourant de faim, cherche à atteindre l’embouchure d’une rivière. Ses forces l’abandonnent, il ne peut pas marcher mais seulement ramper, et derrière lui se traîne un loup – mourant de faim lui aussi. Un combat se produit entre eux : l’homme l’emporte. En loques et à demi-dément, il atteint son but. Ce récit plaisait énormément à Ilyich. Le lendemain il m’a demandé de lui lire encore du Jack London. Mais les œuvres fortes de London se mêlent à d’autres, extraordinairement faibles. L’histoire suivante se révélait d’un autre type, saturée d’une morale bourgeoise. Ilyich sourit et la repoussa d’un mouvement de la main. C’était la dernière fois que je lui faisais de la lecture. »
Deux jours plus tard, Lénine mourait.
Trente deux ans plus tard, un homme crut sa dernière heure venue. Dans ses mémoires il écrivit :
« Je me suis mis à penser à la meilleure façon de mourir en cette minute où tout semblait perdu. Une vieille histoire de Jack London me revint à l’esprit, où le héros appuyé contre un tronc d’arbre, se dispose à terminer sa vie dans la dignité, se sachant condamné à mort par congélation dans les régions glacées de l’Alaska. C’est la seule image dont je me souvienne. »
Cet homme n’est autre que Che Guevara, blessé et entouré par les troupes de Battista à Alegria de Pio, le 5 décembre 1956.
La nouvelle est Construire un feu et on peut se demander si dans la forêt bolivienne, le Che n’a pas repensé une dernière fois à cette histoire. Elle a été écrite en 1908, et publiée en recueil en 1910. Mais c’était en fait la deuxième version de cette nouvelle, la première datant de 1902. Lire les deux permet de comprendre pourquoi, si l’on en croit ce que dit Lacassin, c’est la nouvelle qui a été la plus reprise dans toutes les anthologies de nouvelles de London.
La lecture d’une œuvre aussi prolifique et aussi proche du vécu que celle de Jack London confère à l’écrivain une sorte de familiarité qui rend le tutoiement tout à fait naturel. Et au terme de ce petit voyage dans et autour de sa vie et de son œuvre, j’ai eu envie de m’adresser à lui, en le tutoyant, et de lui dire :
Jack,
Cela fait cent ans cette année que tu nous a quittés. Et depuis cent ans, la plupart de tes biographies, des articles de presse, des notes dans les dictionnaires et encyclopédies affirment que tu as voulu en finir comme Martin Eden. C’est vrai que le suicide parcourt une partie non négligeable de ton œuvre, sans même parler de ta vie. C’est vrai que ta mère a fait deux tentatives de suicide quelques mois avant de te mettre au monde. C’est vrai aussi que tu as écrit en 1914 : « L’homme possède une seule liberté : à savoir celle d’anticiper le jour de sa mort ». Et un an plus tôt, dans Barleycorn, tu disais déjà : « Dans l’univers entier, il n’existe pour lui (l’alcoolique) qu’une seule liberté : celle de devancer le jour de sa mort ». Dans Martin Eden, il n’y a pas que Martin qui se suicide, il y aussi son ami Brissenden. Sans oublier Paula, dans La petite dame de la grande maison.
Et alors ? Pourquoi faudrait-il en déduire forcément que tu ne pouvais achever ta vie que par un suicide ? J’ai remarqué que dans des biographies récentes, les auteurs sont un peu plus circonspects que Francis Lacassin affirmant péremptoirement en 1976 : « Avant de s’endormir, London absorbe des pilules à base de morphine et laisse à son chevet un bloc de papier portant le calcul d’une dose mortelle. (…) Sa veuve répandra le bruit selon lequel le décès est dû à une « crise d’urémie ».
Plus circonspects parce que c’est l’acte de décès établi par le docteur qui indique la crise d’urémie comme cause du décès (10). C’est curieux, ce fameux calcul d’une dose mortelle, il n’ y a que Lacassin qui en fait état. Personne d’autre. Et franchement, Jack, si tu avais voulu te suicider, tu n’aurais pas fait un calcul savant sur un papier, tu aurais fait comme tous ceux et celles qui entendent en finir : tu te serais sifflé toutes les pilules, un point c’est marre !
Et puis il y avait cette dernière lettre à Joan, à quelques heures de ta mort, donnant rendez-vous à tes filles pour une balade en bateau. Décidément, je n’arrive pas à croire à ton suicide. Je me dis que ton corps meurtri par tes excès te faisait trop souffrir, que tu as peut-être un peu trop forcé sur la dose de morphine ce soir-là parce que tu voulais soulager ton corps. Voilà, ce n’est pas très compliqué à comprendre, et c’est humain.
Mais, Jack, j’ai envie de te dire autre chose. D’accord, tu n’en pouvais plus et tu ne supportais plus l’idée de ce corps diminué, ce corps qui t’avait permis de franchir bien des obstacles, de résister au froid du grand Nord, de travailler parfois dix-neuf heures par jour. Tout ça je le comprends et tu devais éprouver une grande lassitude. Mais tu aurais pu en prendre un peu plus soin de ton corps ! Un peu moins d’alcool d’abord, mais ça, fallait pas trop y compter malheureusement. Et quelle idée de t’enfiler chaque jour deux canards sauvages à peine cuits, tout sanguinolents !
Avec un minimum de diététique, tu aurais sans doute survécu quelques mois de plus. Tu te rends compte, pile trois mois de plus et tu n’en aurais pas cru tes yeux : une nouvelle révolution en Russie ! Février 1917. Je suis sûr que cela t’aurait enthousiasmé et réveillé ta fibre révolutionnaire. Tu n’aurais pas manqué de saluer les révolutionnaires russes comme tu avais salué en 1911 les révolutionnaires mexicains. Tu te rappelles ? Oui, en 1911, pas en 1914 avec ce reportage honteux à Vera Cruz qui a indigné tes amis socialistes, mais en 1911 quand tu leur adressais ce message :
« Aux chers, braves camarades de la Révolution Mexicaine,
Nous autres socialistes, anarchistes, vagabonds, dévaliseurs de poulaillers, hors-la-loi, citoyens indésirables des Etats-Unis, nous sommes de coeur et d’âme avec vous dans vos efforts pour détruire l’esclavage et l’autocratie au Mexique. Vous remarquerez que dans cette époque où règne la propriété privée nous ne sommes pas respectables. Tous les noms par lesquels on vous désigne ont été employés pour nous désigner. Et quand la rapine et la rapacité se dressent pour nous injurier, les hommes honnêtes, courageux, patriotes, martyrs, ne peuvent s’attendre à rien d’autre que d’être appelés dévaliseurs de poulaillers et hors-la-loi.
Peu importe. Mais je ne souhaite qu’une chose, c’est qu’il y ait plus de dévaliseurs de poulaillers et de hors-la-loi de la catégorie de ceux qui ont constitué la courageuse bande qui s’est emparée de Mexicali, de ceux qui ont supporté héroïquement les oubliettes de Diaz, de ceux qui sont en train de combattre et de mourir pour le Mexique.
Je me déclare moi-même dévaliseur de poulaillers et révolutionnaire ».
Punaise, ça avait de la gueule ce message ! Je suis sûr que tu te serais adressé de la même façon aux révolutionnaires russes, même si je ne suis pas certain que Lénine et Trotsky, pas plus que les anarchistes et les vagabonds auraient apprécié d’être traités de dévaliseurs de poulaillers ! Mais bon, tu aurais trouvé les mots qu’il faut.
Et puis je ne peux m’empêcher de penser que, un peu requinqué par ces événements, tu aurais tenu encore quelques mois. Peut-être même que cette ganache de Hearst t’aurait proposé d’aller la voir de plus près cette révolution et d’écrire de nouveaux reportages. Je suis sûr que tu n’aurais pas hésité une seconde et tu te serais peut-être retrouvé sur le même bateau que John Reed, et là, tu aurais trouvé une sacrée concurrence journalistique. Car ses Dix jours qui ébranlèrent le monde, c’est quelque chose !
C’est vrai qu’ensuite, les choses ont mal tourné,… mais c’est une autre histoire, dont on pourrait parler l’an prochain pour un autre centenaire.
Allez, salut Jack, et à l’an prochain !
Lucien Sanchez
lucien.sanchez4@wanadoo.fr
septembre-décembre 2016 (11)
Notes :
(1) Ainsi 1876 est l’année de la dernière grande victoire indienne (Little Big Horn) et celle de la fondation du premier parti ouvrier des U.S.A., et moins de cinq mois après la mort de London, les U.S.A. entraient en guerre, se manifestant comme première puissance mondiale.
(2) Le L.S.P. était né en 1877 de la fusion de plusieurs groupes locaux. Son aile modérée fusionnera avec d’autres groupes, dont celui de Debs, pour former en 1900 le Parti Socialiste d’Amérique (S.P.A.).
(3) Cela peut paraître surprenant par rapport à la crise de 1929, mais n’oublions pas qu’en 1893, les Etats-Unis n’étaient pas connectés au marché mondial comme ils le seront en 1929.
(4) L’A.I.T. (Association Internationale des Travailleurs), était une organisation anarchiste internationale créée en 1881 dans le but de ressusciter l’Association internationale des travailleurs (1864-1877). Quatre des huit inculpés furent exécutés, un se suicida en prison ; les trois autres restèrent en prison.
(5) Il prônait la subordination des syndicats au parti. Cela lui vaudra d’être exclu des I.W.W. en 1906.
(6) Le Talon de Fer : l’oligarchie capitaliste.
(7) Mot intraduisible : la nature sauvage, hostile à l’homme, telle un personnage.
(8) Notice de présentation des Nouvelles de London (La Pléiade-tome 1-p.1422).
(9) C’est ainsi que J. London terminait les lettres à ses camarades socialistes.
(10) Cela n’empêche pas Laurent Joffrin, dans son article – bon par ailleurs - de Libération du 16 novembre 2016, d’écrire avec une belle assurance à propos de la fin de Martin Eden : « Un dénouement qui annonce le suicide de l’écrivain en 1916, plongé dans la dépression alcoolique. »
(11) Sources principales : les préfaces de Francis Lacassin aux œuvres de London publiées en 10-18 ; les biographies de Jennifer Lesieur et de Bernard Fauconnier ; sans oublier toutes les suggestions et corrections dues à la relecture attentive de Violette Marcos.
Le corps, le sien d’abord, mais aussi celui de ses héros, celui des femmes, tient une place particulière dans l’œuvre de London. On connaît la vitalité extraordinaire de Jack, comme sa force et sa grande résistance physique. Ce qui, tout jeune, lui permet déjà de travailler comme une brute dans une conserverie, une blanchisserie ou une usine électrique. Cet abrutissement au travail est très bien décrit dans Martin Eden, mais aussi dans ses œuvres autobiographiques, John Barleycorn, et Ce que la vie représente pour moi.
La résistance à toute épreuve de Jack trouvera son expression la plus forte dans le Grand Nord au moment du passage du col du Chilkoot : « Tous les jours je faisais quatre voyages et chaque fois, à l’aller, je transportais cent cinquante livres sur mon dos. » (John Barleycorn).
Aussi n’est-il pas étonnant que les héros de London soient souvent de grands gaillards blonds, capables de surmonter tous les obstacles, quasiment des surhommes : Malemute Kid, Martin Eden, Wolf Larsen, Burning Daylight, Bill Roberts…et sous un jour si sympathique que critiques et lecteurs se son mépris sur les intentions réelles de London (1).
Mais ces héros sont souvent dépeints avec des traits traditionnellement attribués aux femmes. Ainsi Wolf Larsen a une peau de satin et son corps est aussi « blanc que celui de la plus blonde des femmes ». Joe (le boxeur des Jeux du Ring), a la joue « douce et lisse comme celle d’une jeune fille », et sa peau est « blanche comme celle d’une femme et bien plus satinée ». Dans cette même nouvelle, Geneviève se déguise en garçon pour pouvoir assister au combat de son amoureux, Joe : « Il était là, presque nu, pareil à un dieu… »
Dans La Vallée de la Lune, le boxeur Billy Roberts s’extasie sur la musculature du colosse blond, Jim Hazard : « Il avait la peau fine et rose, une figure de chérubin, avec une broussaille de cheveux jaunes frisés, et le corps musclé d’un Hercule (…) Vous êtes merveilleux, et je tenais à vous le dire (…) Vous possédez vous-même un corps virilement bâti, remarqua-t-il. Vous pourriez vous déshabiller à votre avantage à côté des meilleurs. »
Les héroïnes sont soit fragiles et éthérées (Martin Eden, Le Loup des mers), soit garçonnes (Radieuse Aurore, La Vallée de la Lune, L’Aventureuse). Joan Lackland (L’Aventureuse) possède des traits masculins, mais London ajoute qu’elle est délicieusement féminine, et Sheldon voit en elle la plus féminine et la plus masculine qu’il ait jamais rencontrée. Sheldon se rend compte qu’il est tombé amoureux d’un être qui « n’était pas vraiment une femme. C’était un travesti. Et brusquement, il lui vint à l’esprit qu’il l’aimait pour ce qu’elle était, pour ce qu’il y avait de garçon en elle et pour tout le reste. » Comment ne pas penser à sa relation avec Charmian, femme avec qui il pratiquait la boxe, sport dont même le spectacle était alors interdit aux femmes ?
D’un autre côté, London a développé des amitiés avec des hommes qui s’apparentent à des amitiés amoureuses, ou même à des amours non déclarés : Cloudesley Johns et surtout le poète George Sterling à propos duquel Joan London écrit dans la biographie consacrée à son père : « George et Jack se déclaraient naïvement (dans leurs lettres) leur amour l’un pour l’autre. Tous deux auraient ressenti et nié avec fureur les conclusions qui découleraient, aujourd’hui d’une telle déclaration, mais il semble probable que les sentiments émotifs qui persistaient entre eux depuis un nombre d’années révélaient cette homosexualité latente dont ni l’un ni l’autre n’étaient conscients. »
Cependant, dès 1911, des critiques avaient posé à London la question de cette homosexualité latente chez les héros de deux de ses romans, Le Loup des Mers et Radieuse Aurore. Dans sa réponse London reconnaît qu’ « un certain pourcentage précis d’hommes sont tellement homosexuels, ou si près de l’être qu’ils peuvent aimer un autre homme plus qu’ils ne peuvent aimer aucune femme. (…) Sûrement, j’ai étudié le problème sexuel même sous ses aspects « les plus curieux ». J’ai cependant décrit des personnages masculins qui étaient sexuellement normaux. Je n’ai jamais rêvé de décrire un personnage mâle homosexuel. » Et il conclut : « Catégoriquement, je n’aime que les femmes. »
Mais si l’homosexualité est absente dans ses œuvres, sauf sous une forme latente, on peut penser que London l’a d’autant plus rejetée qu’il a pu connaître des expériences douloureuses. Peut-être sur le Sophia Sutherland dans son expédition de la chasse aux phoques, mais surtout pendant le mois de détention au pénitencier d’Erié. London n’explicitera pas les situations très dures vécues dans la prison, mais on sait qu’il s’est placé, pour survivre, sous la férule d’un « protecteur ». A la sortie de prison, cet individu lui proposera une association pour concocter de mauvais coups, mais Jack s’éclipsera aussitôt.
(1) Toute cette partie, jusqu’à la question de l’homosexualité, doit beaucoup à un passage du livre de Guillaume Chérel, Jack London, le mangeur de vent (Flammarion).
Les lectrices et lecteurs de London ont à leur disposition quatre éditions conséquentes de ses œuvres. Chronologiquement :
1/ Les 50 volumes en 10-18 publiés sous la direction de Francis Lacassin, de 1973 à 1985. Disponibles uniquement chez les bouquinistes et par les sites type Bon Coin, Price Minister, etc.
2/ Ces 50 volumes ont été repris, avec toutes les préfaces et annexes en 6 volumes chez Bouquins-Laffont.
3/ Depuis une quinzaine d’années l’essentiel de l’œuvre de London a été rééditée par Libretto (38 volumes parus à ce jour).
4/ Edition en octobre 2016 de deux tomes par La Pléiade, regroupant 8 romans et 47 nouvelles.
5/ D’autres éditeurs ont publié quelques œuvres de London, et notamment les éditions Libertalia. A signaler « Je suis fait ainsi », recueil de lettres de London à ses filles (Ed. Finitude)
F. Lacassin a réalisé un travail colossal pour 10-18 (repris chez Bouquins-Laffont). Il est même allé dénicher des textes de London parus dans des journaux et revues aux USA, qui n’avaient jamais été publiés ! Pour les Etats-uniens eux-mêmes, il restait la référence incontournable. L’édition 10-18 contient de très riches préfaces, très documentées et de nombreuses annexes, et pour ne prendre que deux exemples : un texte très intéressant de Joan London sur le père biologique de Jack (dans Le Dieu Tombé du Ciel), l’histoire du tournage inachevé de Construire un Feu par Autant-Lara. Sans oublier le dossier indispensable à la lecture du Vagabond des Etoiles.
F. Lacassin n’est cependant pas exempt de reproches. Passons sur ses remarques du genre : London précurseur du mouvement écologiste, ce qu’aurait pensé London de la guerre au Viet-Nam, etc, qui n’apportent strictement rien. Mais il y a plus gênant.
D’abord le choix de Lacassin de regrouper les nouvelles de London par thématiques, sans tenir compte de l’ordre de publication des nouvelles en recueils, tels que London les avait mis au point avec ses éditeurs. Ensuite, l’assurance de Lacassin sur la mort de London : pour lui, aucun doute, London s’est bien suicidé. Affirmation péremptoire en quatrième de couverture de Martin Eden : « Imitant Martin Eden, Jack London s’est suicidé en 1916. »
Et le plus grave : l’édition de L’Appel de la Forêt, dans la traduction de la comtesse de Galard en 1906, édition qui, destinée à être à la portée des enfants, est mutilée et affadie. Sur ce livre, on ne peut que recommander la lecture de l’édition Libretto sous le titre L’Appel sauvage (1).
Les éditions Libretto présentent donc l’avantage de regrouper les nouvelles selon l’ordre de parution en recueil. Plusieurs traductions de Louis Postif ont été revues, partiellement ou totalement. Chaque ouvrage est préfacé, mais la plupart de ces préfaces (à l’exception de celles de Noël Mauberet – coordinateur de ces éditions, de Michel Le Bris, de Francis Lacassin) ne présentent que peu d’intérêt, ou même pas du tout. Les préfaces de Lacassin en 10-18 sont bien plus fournies d’autant qu’elles s’accompagnent de documents complémentaires souvent passionnants. Sur 38 volumes parus chez Libretto, le seul texte complémentaire est la fameuse lettre de Trotsky à Joan London à propos du Talon de Fer.
Quant à la dernière édition, celle des deux tomes de La Pléiade, si elle ne sélectionne que 8 romans, laissant de côté des œuvres importantes comme Le Vagabond des Etoiles, Avant Adam, Radieuse Aurore, La lutte des Classes/Révolution, ainsi que quelques nouvelles intéressantes (Le Rêve de Debs entre autres) elle présente l’intérêt de donner une analyse très précieuse de l’œuvre de London en tant qu’œuvre littéraire.
Comme les titres sont variables selon les éditions, les choix ci-dessous sont basés sur les éditions Libretto, les plus accessibles.
Les indispensables :
Romans et autres : Martin Eden, Le Talon de Fer, Le Loup des mers, La Route, Révolution/Guerre des classes, L’Appel sauvage, Croc-Blanc, Le Peuple d’en bas, John Barleycorn.
Recueils de nouvelles : Le Fils du Loup, Les Enfants du froid, Contes des Mers du Sud, Histoires des Iles, Construire un Feu, La Force des forts.
A lire aussi :
Romans : La Vallée de la Lune, Radieuse Aurore, L’Aventureuse, Le Vagabond des étoiles, Avant Adam
Recueils de nouvelles : tous les autres recueils contiennent au moins trois ou quatre nouvelles intéressantes, voire majeures.
On peut s’en dispenser :
Fille des Neiges, Les Mutinés de l’Elseneur, La Petite Dame dans la grande maison, Une Fille des Neiges, Michaël chien de cirque, Jerry chien des îles.
– Jack London (Bernard Fauconnier-Folio biographies-2014) : bonne biographie, facile à lire.
– Jack London (Jennifer Lesieur-Libretto-2012) : biographie très complète, mais a l’inconvénient de présenter en détail les principales oeuvres de London, et si on ne les a pas lues…
– Jack London, le vagabond magnifique (Yves Simon-Destins/Mengès-2009) : quelques bons passages, belle iconographie, mais plusieurs erreurs.
– Jack London ou l’écriture vécue (Francis Lacassin-Bourgois-1994) : suite d’essais plutôt que biographie, mais très intéressant.
– Jack London le mangeur de vent (Guillaume Chérel-Flammarion-2000) : essai où l’auteur parle plus de lui-même que de London, mais quelques bons passages (sur le corps, la mort).
– Revue Le Matricule des Anges – n°175 – juillet-août 2016 : bon dossier London de 12 pages.
– Revue Europe – n° 561/562 – janvier-février 1976 : intéressant.
– Revue Europe – n° 844-845 – août-septembre 1999 : nettement moins intéressant.
(1) Sur les questions de traduction, voir la note de l’éditeur dans Les Enfants du Froid (Libretto), la note sur la traduction dans L’Appel sauvage (Libretto), et dans la revue Le Matricule des Anges, l’interview passionnante de Véronique Béghain, traductrice du Peuple de l’Abîme pour La Pléiade.