Parlant du vote Trump, les médias dominants ont eu tendance, en France comme aux États-Unis, à en faire une simple réaction des classes populaires à la crise économique et au libre-échange, voire à l’ériger en révolte anti-élites. C’est oublier ou minimiser trois faits massifs...
Tout d’abord, les plus pauvres n’ont pas voté majoritairement pour Trump (celui-ci se retrouvant, au contraire, majoritaire parmi les plus riches). Ensuite, bien davantage que le revenu, le genre ou le niveau de diplôme, c’est le facteur racial qui a créé le clivage le plus déterminant dans l’électorat. Enfin et surtout, seule l’abstention massive qui a affecté l’électorat démocrate (notamment populaire) permet de comprendre pourquoi Clinton a perdu là où Obama était parvenu à l’emporter en 2008 et 2012.
Parmi les 36 % d’électeurs les plus pauvres, le vote Trump est clairement minoritaire : il obtient ainsi 41 % chez ceux et celles qui gagnent moins de 30 000 dollars par an, et 42 % chez ceux et celles qui gagnent entre 30 000 et 50 000 (contre respectivement 53 % et 51 % pour Clinton dans ces catégories). à l’inverse, il est (légèrement) majoritaire chez les plus riches (48 % contre 46 % parmi ceux et celles qui gagnent plus de 250 000 dollars par an). C’est surtout parmi les 31 % d’électeurs gagnant entre 50 000 et 100 000 dollars par an qu’il creuse l’écart (50 % contre 46 % pour Clinton).
Prégnance du facteur racial
C’est globalement parmi les électeurs blancs que Trump a construit sa victoire : il l’emporte en effet de 21 points – 58 % contre 37 % – dans cette fraction majoritaire de l’électorat (70 % des électeurs). Il est en revanche très largement devancé parmi les électeurs latinos (mais un peu moins que le candidat républicain, Romney, lors de la précédente élection), 29 % contre 65 %, et obtient seulement 8 % parmi les électeurs afro-américains (contre 88 % pour Clinton).
Cette prégnance du facteur racial est telle qu’elle module très fortement la propension au vote Trump selon d’autres facteurs (genre, âge, niveau de diplôme). Ainsi Trump est minoritaire chez les femmes (42 % contre 54 %), mais il est assez largement majoritaire parmi les femmes blanches (53 % contre 43 %, bien qu’il soit plus largement majoritaire chez les hommes blancs). Si l’on croise les variables, on constate que seulement 4 % des électrices afro-américaines ont voté pour Trump, contre 63 % des hommes blancs. De même, Trump est minoritaire chez les jeunes (18-29 ans), mais il est majoritaire parmi les jeunes blancs (48 % contre 43 %). Enfin, si Clinton l’emporte parmi les diplômés blancs de l’enseignement supérieur, c’est Trump qui se trouve majoritaire parmi les diplômés blancs (49 % contre 45 %).
Pourtant, tout cela ne suffit pas à expliquer la victoire de Trump. En effet, alors que Romney avait obtenu un score très légèrement supérieur à celui de Trump dans l’électorat blanc (59 % contre 58 %), il avait échoué face à Obama en 2012. Si l’on prend en compte toutes les variables, on constate que Trump n’est pas parvenu à élargir la base électorale des Républicains, obtenant non seulement 200 000 voix de moins que Clinton au niveau national (47,3 % contre 47,8 %), mais également moins de voix que les deux précédents candidats républicains pourtant battus par Obama.
Une abstention élevée
La clé de ce scrutin réside donc en grande partie dans l’abstention, qui – traditionnellement élevée aux États-Unis – s’établit cette année à environ 45 % (estimation basse puisqu’elle ne prend en compte ni les non-inscritEs ni ceux, très majoritairement afro-américains, qui sont privés de leurs droits civiques du fait de condamnations pénales). C’est là un niveau d’abstention que les États-Unis n’avaient pas connu depuis 1996 et qui s’avère nettement plus élevé que lors des deux victoires d’Obama (en 2008, l’abstention se situait entre 36 et 38,5 % selon les estimations). Or, l’abstention est beaucoup plus forte dans les classes populaires : même lors d’une élection de 2008 à forte participation, elle se situait à 59 % parmi ceux qui gagnaient moins de 15 000 dollars par an, contre 22 % du côté de ceux disposant de plus de 150 000 dollars par an.
Si Obama l’a emporté à deux reprises, c’est donc en parvenant à mobiliser – en tout cas bien davantage que Clinton – l’électorat populaire (blanc et non-blanc) : il avait en effet surclassé son concurrent républicain de 22 points parmi ceux gagnant moins de 50 000 dollars par an, aussi bien en 2008 qu’en 2012, là où Clinton ne l’a emporté dans cette frange de l’électorat que d’une dizaine de points... La victoire de Trump apparaît ainsi bien davantage comme la défaite de Clinton, et le produit d’une forte démoralisation des classes populaires et des minorités – à la mesure de l’espoir qu’avait suscité Obama il y a 8 ans.
Le vote Trump doit donc d’abord être interprété d’abord comme un vote blanc interclassiste dont il faudrait interroger les ressorts sans doute contradictoires (entre ressentiment raciste vis-à-vis des minorités, peur du déclassement et nostalgie d’un capitalisme plus régulé), et sa victoire comme le produit d’une démobilisation de l’électorat populaire, face à une candidate démocrate incarnant de manière très visible les intérêts de la bourgeoisie étatsunienne. En l’absence de toute représentation politique permettant d’unifier les exploitéEs et les oppriméEs, Trump est parvenu à mettre une partie des travailleurs blancs à la remorque des classes possédantes, et il est malheureusement probable que la campagne brutalement raciste, sexiste et homophobe qu’il a menée laissera des traces.
Ugo Palheta