Source : Contretemps
Par Josep Maria Antentas le 1er octobre 2017
Ce dimanche 1er octobre a eu lieu un référendum portant sur l’indépendance de la Catalogne, appelé conjointement par le Parlement et le gouvernement catalan. Interdit par le gouvernement espagnol et la Cour constitutionnelle d’Espagne, ce référendum constitue l’acmé d’une confrontation sans précédent entre les institutions catalanes et espagnoles, et ce cinq ans après l’immense manifestation du 11 septembre 2012 (fête nationale catalane), qui avait marqué le point de départ du processus d’indépendance. Depuis lors, ce mouvement politique et social s’est inscrit dans la durée en étant capable d’organiser des manifestations tout aussi massives chaque 11 septembre.
Ce 1er octobre, véritable instant de vérité, est l’occasion de réaliser une évaluation globale, sous le prisme politique, du mouvement indépendantiste catalan, de ses possibilités stratégiques, mais aussi de ses limites.
Le mouvement surgi le 11 septembre 2012 est le produit de trois dynamiques distinctes mais combinées : dans un premier temps, le mécontentement issu du centralisme agressif espagnol, incarné par le second gouvernement Aznar (2000-2004), qui a fait du nationalisme dur espagnol le cœur de son projet politico-culturel ; dans un deuxième temps, l’échec subséquent de la réforme du statut de l’autonomie catalane, initiée en 2004.
Mis en place par le parlement catalan le 30 septembre 2005, le nouveau statut fut amputé d’une grande partie de son contenu par le Parlement espagnol en mars 2006, puis en juillet 2010, suite à un jugement de la Cour Constitutionnelle d’Espagne. L’échec de cette réforme a développé en Catalogne l’idée qu’il n’était pas possible de réformer l’Espagne de l’intérieur ; et, troisièmement, l’impact de la crise économique ainsi que l’adoption par l’Espagne d’une sévère politique d’austérité. La crise a renforcé le sentiment que l’Espagne était un échec, tant politique qu’économique.
De plus, les tensions entre les administrations régionales et les territoires ont été exacerbées lorsque le gouvernement de droite, cherchant à tirer avantage de la crise de la dette imposa une recentralisation administrative afin de réduire drastiquement les dépenses des gouvernements régionaux. En Catalogne, le malaise et la rébellion contre les politiques d’austérité, ainsi que la conscience de la collusion entre les élites politiques et financières se sont tout d’abord exprimées avec le « Mouvement 15-M » en mai 2011, mais ce sont aussi cristallisées dans un mouvement indépendantiste capable de mettre en place une proposition concrète – l’indépendance –, que l’on peut concevoir comme une sorte « d’utopie concrète », offrant une porte de sortie à la situation actuelle.
Dès le début, un mouvement démocratique construit autour du slogan unique « indépendance » se forma sous la houlette de l’Assemblée Nationale Catalane (ANC), une organisation de masse comptant des branches tout autour du pays, et qui avait endossé le rôle de colonne vertébrale du mouvement. Son intérêt exclusif pour l’indépendance avait éloigné de lui toute possibilité de critique des politiques d’austérité et l’empêchait d’avancer des propositions économiques différentes.
La base discursive du principal mouvement indépendantiste fut ainsi basée sur la primauté de la question nationale comme une matrice d’identité partagée – « nous, catalans, devons nous unir car nous avons des intérêts communs » – ainsi que sur la nécessité stratégique d’avoir avant tout un Etat indépendant, qui servirait alors de levier pour choisir le modèle à réaliser pour le pays – « sans Etat, on ne peut rien faire ». Dans le cas des soutiens de gauche à l’indépendance, cette double primauté, de la nation et de l’Etat par-dessus tout, a été acceptée dans une perspective de lutte « pas à pas » – tout d’abord, obtenons l’indépendance, nous combattrons ensuite pour d’autres politiques économiques et sociales ».
Le principal problème de cette stratégie du « pas à pas », c’est qu’elle oublie qu’au sein d’un processus de transition, c’est celui qui le contrôle qui décide de ce qui va par la suite se passer, et qu’il n’y a jamais d’équilibre des forces entre les acteurs sociaux. Les concessions et les reculs d’aujourd’hui ne pourront jamais être récupérés.
L’histoire est pleine de « révolutions » qui ont fonctionné pas à pas, et au sein desquelles, après la réalisation de l’État démocratique, on ne vit jamais arriver d’État social, perdu dans l’espace-temps des illusions brisées. Il n’est pas nécessaire de remonter très loin pour le réaliser, et ainsi paradoxalement la dialectique du « dans un premier temps obtenons l’indépendance, puis le reste » est incroyablement similaire à celle prônant « d’abord la démocratie, puis les droits sociaux », celle-là que la gauche avait adoptée lors de la transition post-Franco, et qui avait alors servi à justifier des reculs et des concessions sur lesquels celle-ci n’est jamais revenue.
En politique, les promesses pour le futur n’existent pas réellement ; elles sont à la fois illusoires et fugaces. Afin de tirer parti du moment opportun, il est nécessaire de disposer de la conjoncture adéquate, et ce pour n’importe quel mouvement qui prétend défendre des revendications. Ce que l’on ne peut obtenir aujourd’hui, on ne peut assurer qu’on l’obtiendra par la suite. Cette stratégie politique basée à la fois sur la double primauté de la nation et de l’Etat, ainsi que sur une progression au « pas à pas » a fabriqué depuis 2012 un mouvement qui se base sur de graves illusions, mais qui dans le même temps possède un projet démocratique qui s’oppose violemment aux structures institutionnelles du régime de 1978.
Pour cette gauche qui combat le capitalisme néolibéral, c’est le point de départ de toute analyse stratégique.
Comme il est d’usage dans ce type de situations, le mouvement d’indépendance catalan est transversal et interclassiste. Cependant, on y observe une surreprésentation des classes moyennes et des jeunes. La grande bourgeoisie s’est opposée dès son début au processus d’indépendance et a tenté dans l’ombre de le saboter, ou tout au moins de lui faire faire fausse route.
La classe ouvrière traditionnelle, qui composait historiquement le cœur des immigrés arrivés en Catalogne après avoir quitté le sud de l’Espagne dans les années 1960, se tient également à distance du processus d’indépendance. C’est une conséquence de deux phénomènes distincts mais corrélés : la faible identification de ce groupe à la question nationale catalane, et la décomposition historique du mouvement ouvrier lui-même. Globalement, on pourrait dire que les classes populaires catalanes restent divisées sur la question de l’indépendance, et une part importante d’entre-elles ne considèrent pas l’indépendance comme un futur envisageable.
Il y a un paradoxe dans le processus d’indépendance. C’est que la force politique dominante depuis l’émergence du processus indépendantiste n’est autre que la droite nationaliste catalane, un parti ayant historiquement une forte audience, malgré son opposition à l’indépendance. Cependant malgré le fait qu’il ait été à la tête du gouvernement catalan au cours de ces cinq dernières années, ce parti perd une grande partie de son audience en faveur du centre gauche indépendantiste, et a de plus été totalement incapable de prendre contrôle du mouvement pour l’indépendance.
L’indépendance n’était pas un sujet d’intérêt pour la droite nationaliste catalane lors de son arrivée au pouvoir en 1980, avec à sa tête Jordi Pujol, chef de la Convergència Democràtica de Catalunya (CDC), date qui marque le début d’une hégémonie conservatrice sur le nationalisme catalan et la fin de la domination sur le catalanisme des forces progressistes, celles qui avaient été le fer de lance de la résistance contre la dictature franquiste.
A cette époque la lutte pour les revendications nationales catalanes et celles pour le droit des ouvriers marchaient main dans la main, et ce parce qu’ils avaient un ennemi commun. Leur liaison était la base de l’orientation adoptée par le mouvement ouvrier, et en particulier par sa principale organisation secrète, communiste, le Partit Socialista Unificat de Catalunya (PSUC). Celle-ci avait volontairement cherché à éviter l’apparition d’une fracture au sein de l’identité nationale de la classe ouvrière catalane, permettant aux ouvriers immigrés d’origine espagnole de s’identifier aux revendications nationales catalanes.
Au cours des années de la transition post-Franco, Pujol avait réussi à toucher les classes moyennes, en adoptant un projet modéré, nationaliste et démocratique, aux créances antifranquistes irréprochables, lui permettant alors de se présenter comme le garant du transition politique calme, dépassant ainsi la gauche et développant une forte hégémonie politique qui allait se maintenir durant plus de deux décennies. En tant que président, Pujol combinait un pragmatisme positif face au gouvernement espagnol, une tentative de développer l’influence de la Catalogne au sein de la politique espagnole ainsi qu’un nationalisme culturel catalan identitaire, cela afin d’unir les classes moyennes qui composaient sa base sociale.
Dans les années 1990, puis dans la première décennie du XXIème siècle, son gradualisme s’est peu à peu mué en une série de positions souverainistes plus marquées, qui visaient à développer l’autonomie politique catalane afin d’amener la Catalogne à une position plus avantageuse dans l’économie globale. En revanche, l’apparition soudaine du mouvement indépendantiste en 2012 força le président Artur Mas (successeur de Pujol) à suivre le flux, et à le diriger. Depuis lors s’est opérée un divorce politique entre les pouvoirs financiers et commerciaux, et leur parti politique traditionnel, Convergencia, qui continue néanmoins à représenter leurs intérêts de classe.
Depuis son apparition soudaine en 2012, le mouvement indépendantiste a eu pour principal objectif d’organiser un référendum sur l’indépendance – requête qui lui a par ailleurs été constamment refusée par le gouvernement espagnol, et qui nie en fait la légitimité même du débat sur l’indépendance.
Cela reflète la véritable nature de l’État espagnol et du régime politique qui a émergé de la constitution de 1978. La question nationale, et en son sein la « question catalane » était l’une des questions les plus délicates posées par la transition post-Franco, particulièrement pour les héritiers du régime franquiste et de son armée, lesquels avaient alors pour tâche de superviser la rédaction de la nouvelle constitution démocratique sur ce point. A l’époque, les partis catalans exigeaient principalement le rétablissement d’un gouvernement catalan autonome dans le cadre de la refonte démocratique de l’État espagnol.
Votée en 1978, la nouvelle constitution déclarait dans son article deux « l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible pour tous les espagnols ». Pour renvoyer aux caractères particuliers de la Catalogne, du Pays Basque ou de la Galice, le texte constitutionnel utilisait le terme ambigu de « nationalités », mais ne reconnaissait cependant ni le caractère multinational de l’Etat espagnol, ni un quelconque droit des peuples ainsi cités à l’auto-détermination. En pratique, cela annonçait l’établissement d’un Etat fortement décentralisé, tant au niveau politique qu’administratif, tout en chargeant la constitution et son interprétation de plus en plus restrictive par la Cour Constitutionnelle de cadrer cette décentralisation.
En 2012, le gouvernement catalan avait promis d’organiser un référendum sur la question de l’indépendance, que l’on décida de planifier pour le 9 novembre 2014. Lorsque la Cour Constitutionnelle décida de l’interdire, le gouvernement catalan suspendit son organisation, mais ne mit pas un terme à ses efforts, décidant alors d’opter pour une solution intermédiaire : il s’agirait d’organiser une consultation populaire semi-officielle, qu’ils appelèrent non pas « référendum », mais « processus participatif ». Cela permettait de ne pas se rendre au diktat du gouvernement central, tout en évitant la confrontation institutionnelle directe.
Quant au gouvernement espagnol, il ne pouvait pas empêcher la tenue d’un évènement massif et démocratique en faveur de l’indépendance. Mais dans le même temps, le mouvement indépendantiste se retrouva incapable de présenter cet évènement comme un acte explicite de rupture institutionnelle, capable de précipiter décisivement les évènements. A la place, celui-ci opta pour une feinte de dernière minute, pour une réalisation qui peut-être n’était pas un simple témoin, mais qui par contre ne signait pas le commencement d’une dynamique claire à venir.
Le 9 novembre avait transmis un message politique ambigu, et ce pour deux raisons : premièrement, du fait de son caractère hybride – ce n’était ni un référendum reconnu ni une confrontation institutionnelle clairement annoncée – l’évènement prit peut-être une importance incontestable, mais celui-ci ne pouvait porter aucune conséquence politique ; deuxièmement l’hégémonie du oui à l’indépendance était incontestable, mais ne constituait cependant pas une écrasante majorité absolue : le oui avait totalisé 1 861 753 voix sur 2 305 290 suffrages exprimés – la totalité de l’électorat catalan était composée de 5,2 millions d’individus (même si dans ce cas un total de 6,2 millions d’individus pouvait exprimer leur voix sur le sujet, le gouvernement catalan ayant donné ce droit à tout individu de plus de 16 ans, ainsi qu’à 900 000 résidents étrangers).
Quelque part, l’évènement du 9 novembre constituait la formule parfaite pour organiser un référendum sans en organiser un, et pour se vanter qu’un tel référendum ait pu avoir lieu, sans que cela soit vrai. Ainsi, malgré le fait qu’il constitua un succès politique et social incontestable, c’était une grave erreur stratégique qui avait mené le mouvement dans une impasse, pour ensuite lui donner une nouvelle feuille de route tout aussi défectueuse que la précédente : premièrement, en transformant les élections régionales catalanes du 27 septembre 2015 en un plébiscite sur l’indépendance, et deuxièmement en initiant, après la formation d’un nouveau gouvernement, un processus de dix-huit mois visant à se « déconnecter » (c’est le terme officiellement employé par le mouvement) de l’Etat espagnol, c’est-à-dire à proclamer son indépendance.
Cette feuille de route comprenait une contradiction indépassable : ce même mouvement, qui n’avait pas été capable de désobéir à l’interdiction d’organiser le référendum du 9 novembre, entrait maintenant dans la deuxième étape de son existence, laquelle exigeait plus de démonstrations de force, de mobilisations et de conflits qu’il n’avait été nécessaire d’en fournir pour organiser le référendum, pour lequel il avait déjà manqué de virulence. Finalement, après un détour de deux ans qui n’a mené nulle part, les incohérences de cette feuille de route ont forcé le gouvernement catalan et le mouvement indépendantiste à faire amende honorable en septembre 2016, pour ensuite retourner à la case départ : il était nécessaire d’organiser un référendum sur l’indépendance, lequel constituerait alors le catalyseur de la confrontation démocratique – un instant de vérité, en quelque sorte.
Le parti catalan d’Ada Colau, maire de Barcelone, Catalunya in Comύ, conserve une position très docile quant au 1er octobre, malgré le fait qu’il défende l’obtention d’un référendum autorisé par l’État.
Il occupe donc une position clairement passive et dans l’expectative, tout en dénonçant la répression d’État. Ainsi le parti a-t-il décidé de prendre part à la mobilisation du 1er octobre, tout en insistant bien sur le fait qu’il s’agissait pour eux plus d’une « mobilisation » que d’un véritable référendum, en ce que ce dernier ne dispose pas des « garanties » nécessaires pour le considérer comme tel. De ce fait, Catalunya en Comύ estime que le vote du 1er octobre n’apportera aucune contrainte à respecter et explique qu’après sa tenue, il continuera à militer pour obtenir un référendum qui serait autorisé par l’État.
Ce positionnement pose de sérieux problèmes : le premier d’entre eux est qu’il est évident que le manque de garanties ainsi que les incertitudes procédurales et légales qui pèsent sur le vote sont le fait de la répression étatique espagnole qui a forcé le gouvernement catalan à agir d’une manière tout sauf conventionnelle pour éviter les obstacles qu’elle lui avait elle-même tendus.
Le second est que cela nie tout lien entre le 1er octobre et les conditions politiques qui naîtront le 2 octobre, sans réaliser que toute tentative d’établir un référendum contraignant et reconnu par l’État après le 1er octobre ne pourrait être couronnée de succès que si le gouvernement espagnol subit une défaite politique, ou tout au moins si l’attitude répressive que celui-ci a adopté se révèle lui coûter très cher. Le troisième problème est que malgré le fait que Catalunya en Comύ ait décidé de prendre part au référendum, le parti n’a pas accepté d’appeler à une mobilisation en masse pour le vote, et n’a même pas appelé à aller voter, faisant profil bas quant à son engagement vis-à-vis de l’évènement.
Il est aussi important de rappeler la position occupée par Podem, branche catalane de Podemos, qui ne fait pas stricto sensu partie de Catalunya en Comύ (même si les deux partis adopteront probablement une sorte d’accord électoral avant les prochaines élections catalanes), parti créé durant l’expansion générale de Podemos à travers toute l’Espagne suite à la campagne de 2014 pour les élections Européennes. Mais celui-ci s’est construit sans aucune réflexion sur la question nationale catalane ni, plus généralement, sur la manière dont il pourrait s’insérer en Catalogne et se relier au processus d’indépendance amorcé en 2012.
Le projet national-populaire espagnol défendu par la direction centrale de Podemos s’est retrouvé en conflit avec la situation politique en Catalogne sur la question nationale catalane, et y a ainsi affaibli le potentiel qu’avait Podem. En un sens, ce qui avait fait de Podemos un parti incontournable partout en Espagne en avait fait une formation politique marginale en Catalogne. Cependant, Podem a finalement opté pour le soutien actif à la participation au référendum du 1er octobre, ce qui constitue en l’espèce un engagement bien supérieur à celui souhaité par Pablo Iglesias (qui rapproche alors bien plus Podem de Catalunya en Comύ que de la branche catalane de son propre parti).
Malgré cela, Podem ne considère pas que le référendum du 1er octobre aura un quelconque effet contraignant, et soutient le vote contre l’indépendance. Mais il s’est définitivement rangé du côté de ceux qui, malgré le refus prononcé par l’État espagnol, veulent maintenir la tenue du référendum.
Au sein du mouvement indépendantiste s’est formée une aile anticapitaliste significative autour des Candidatures d’Unitat Popular (CUP – candidatures d’unité populaires). L’indépendantisme radical, qui était plutôt marginal dans les années 1970, s’est significativement développé chez les jeunes et au sein de la gauche non-parlementaire au cours des années 1980, et s’est par la suite consolidée, durant les années 1990.
Il s’agissait d’une idéologie pertinente et présente dans le milieu militant, mais elle est cependant restée politiquement marginale jusque dans les années 2000, période durant laquelle elle commença à obtenir des sièges dans les conseils locaux, grâce à une stratégie municipaliste basée sur la création de CUP locales. Les CUP pénétrèrent au parlement catalan pour la première fois en 2012, totalisant alors 3.4% des voix, obtenant ainsi trois parlementaires. En 2015, ce score est monté à 8.2%, lui permettant d’obtenir 10 parlementaires. Au cours des cinq dernières années les CUP ont combiné fidélité au processus indépendantiste et affirmation d’un programme anticapitaliste.
Cependant, son action politique s’organisait majoritairement au sein du processus d’indépendance, sans réussir à lier ce programme anticapitaliste à une stratégie d’action qui, sans quitter le chemin de l’indépendance entamé en 2012, aurait pu à la fois relier ce dernier à des couches sociales extérieures tout en aidant à redéfinir certains des piliers stratégiques du mouvement indépendantiste officiel.
Durant cette période, les CUP ont commis deux erreurs d’importance, lesquelles sont d’une certaine manière interconnectées. La première d’entre elle a été de n’avoir pas de politique d’unification avec la gauche qui, tout en ne soutenant pas l’indépendance, défend le droit à l’autodétermination, comme la branche catalane de Podemos ou encore Catalunya en Comύ. Si elles avaient poursuivi cet objectif, la cartographie de la gauche catalane en aurait été changée.
Leur deuxième erreur a été dans un premier temps d’approuver la décision du gouvernement catalan de ne pas maintenir le référendum prévu pour le 9 novembre, et d’organiser à la place le « processus participatif », semi officiel et non contraignant, et ensuite d’adopter la feuille de route allant avec, c’est-à-dire la transformation des élections régionales du 27 septembre 2015 en un plébiscite afin de faire naître par la suite un processus incertain de marche vers l’indépendance 18 mois plus tard.
Les CUP ont traité aussi bien qu’ils ont pu avec leurs difficultés internes, conséquences d’une ligne politique erronée, mais cela sans réellement ni afficher leur participation au processus, ni le soutien de la base qui témoignait de sa démocratie interne et s’opposait ainsi clairement aux plébiscites autoritaires pratiqués par Podemos. Par la suite, en 2016, elles avaient joué un rôle décisif dans la transformation de la feuille de route post-élections régionales en un chemin vers le référendum.
L’opposition entre le fédéralisme (et donc le droit à l’autodétermination) et l’indépendance a constitué le handicap stratégique principal de la gauche catalane, et a de ce fait formé une profonde ligne de démarcation entre leurs partisans respectifs.
De manière surprenante, presque personne n’a essayé de formuler un accord stratégique entre les soutiens à l’indépendance et les fédéralistes en faveur du droit à l’autodétermination. Un tel accord aurait pu être réalisé, en se basant sur la stratégie objective de fondation d’une République catalane, et aurait pu entamer, de manière unilatéral, un processus de constituante catalane sans nécessairement être d’accord sur la finalité de la nouvelle République : indépendance ou une sorte de proposition d’alliance fédérale avec le reste de l’État espagnol.
Le corollaire politique de cette incapacité à fonder un accord stratégique entre les indépendantistes et les défenseurs du droit à l’autodétermination n’est autre que l’incapacité à organiser une convergence entre les objectifs stratégiques divergents qui émergent du processus d’indépendance, ainsi que du 15-M et de ses réincarnations. En refusant de mener quelque réflexion sérieuse que ce soit, d’un côté Catalunya en Comύ, et de l’autre les CUP, les deux partis se tirent une balle dans le pied, créant un grand nombre de lacunes, lesquelles les rendent actuellement boiteux, et menacent de se transformer en une série d’incapacités de long terme.
Le résultat de ce refus est la division de la gauche radicale, laissant plus d’espace au parti indépendantiste de centre-gauche, Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) ainsi qu’à la droite catalane.
La gauche espagnole entretient depuis longtemps des relations complexes avec la question nationale catalane, ou plutôt avec la mécompréhension de cette question, ainsi qu’avec l’incapacité de l’articuler stratégiquement avec son propre projet pour l’Espagne.
Ce fut d’ailleurs assez visible à certains moments clé de l’histoire de l’Espagne, comme lors de l’établissement de la Seconde République espagnole, le 14 avril 1931. La « question catalane » était l’un des sujets les plus débattus, et la procédure visant à approuver le statut d’autonomie catalane (voté le 9 septembre 1932 par le parlement espagnol) fut turbulente. La formulation d’une « République intégrale », mais qui serait « compatible avec l’autonomie des villages et des régions », présente au sein de la constitution de la Seconde République contrastait violemment avec les revendications nationales catalanes.
Comme l’écrit dans son livre Révolution et Contre-révolution Joaquin Maurin, principal théoricien de l’hétérodoxe Partido Obrero de Unificacion Marxista (POUM, parti ouvrier d’unification marxiste) : « la République n’était pas fédérale mais intégrale, un euphémisme d’unitaire ». Ce qui ne voulait pas uniquement dire qu’elle n’était pas capable de répondre par l’affirmative aux revendications catalanes, mais aussi qu’elle avait affaibli la République elle-même dans sa capacité à marquer une rupture avec l’ancien État monarchique :
Dans la transition post-Franco des années 1970, les partis de gauche, y compris le PSOE, défendirent fermement le droit à l’autodétermination. En réalité, cette défense était surtout rhétorique et la gauche, le Parti Communiste Espagnol (PCE) compris, accepta finalement une constitution qui reniait clairement ce droit. Depuis lors, le parti communiste, ainsi qu’Izquierda Unida, la coalition électorale qu’il a fondée en 1986, ont défendu le droit à l’autodétermination, mais de manière rhétorique, de manière abstraite et simplement en vue de transformer l’Espagne en un État fédéral, sans accepter le fait que le droit à l’autodétermination soit aussi un droit à la sécession.
Dans leurs programmes respectifs pour les élections législatives espagnoles du 20 décembre 2015, Podemos et Izquierda Unida estimaient tous deux qu’il était nécessaire d’organiser un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, c’est-à-dire un référendum contraignant soutenu par l’État. De ce point de vue, le référendum faisait partie d’une lutte pour articuler une nouvelle majorité politique de gauche dans l’État espagnol tout entier.
Cependant, ceux-ci sont restés opposés à la tentative du gouvernement catalan d’organiser un référendum unilatéral sans l’aval de l’État, dans un contexte au sein duquel il est clair qu’il n’existe pas de perspective à court terme pour former une nouvelle majorité favorable au référendum au Parlement espagnol. Izquierda Unida s’est désolidarisé du référendum du 1er octobre, pendant que Podemos a adopté la position de ses alliés de Catalunya en Comύ : il soutient la tenue du référendum le 1er octobre, mais pointe le fait qu’il s’agit plus d’une sorte de « mobilisation » que d’un véritable référendum, et qu’il manque à celle-ci les « garanties » qui en feraient un référendum à part entière, lui empêchant toute possibilité d’avoir un quelconque effet contraignant.
Cependant, polarisation extrême entre d’un côté le gouvernement catalan, et de l’autre l’État espagnol ainsi que l’escalade de la répression entamée par le gouvernement PP ont forcé à la fois Izquierda Unida et Podemos à rompre leur neutralité pour dénoncer les politiques autoritaires pratiquées par le gouvernement espagnol.
Une question stratégique essentielle concernant la progression du mouvement indépendantiste catalan tient dans la manière dont celui-ci affecte la vie politique ainsi que la société espagnole : contribue-t-il à affaiblir le gouvernement espagnol et le régime né en 1978 ? Ou au contraire le renforce-t-il en faisant office de bouc émissaire, sorte d’ennemi intérieur-extérieur permettant de remplumer les valeurs réactionnaires et l’hégémonie de la droite hors Catalogne ?
Il n’est pas possible de répondre sans équivoque à cette question pourtant essentielle, mais on peut dire que la gauche espagnole se doit de travailler en faveur de la réalisation du premier scénario, ce qui veut dire combattre de front le projet hégémonique du nationalisme espagnol ainsi que sa rhétorique réactionnaire. Plus la gauche se rend à l’argumentaire de l’hégémonie espagnole, et plus elle essaie de tourner autour du pot en ce qui concerne les sujets délicats, plus elle prépare le terrain pour le PP et ses sbires afin qu’ils instrumentalisent l’indépendance catalane comme un bouc émissaire visant à détourner l’attention de sa propre incompétence.
Ce qui est en jeu c’est la capacité des forces de gauche espagnoles favorables à un système fédéral ou confédéral, ainsi que du mouvement indépendantiste catalan (de même que ses homologues basques et galiciens), sur la base d’un respect pour leurs projets mutuels, autrement dit leur capacité à articuler une stratégie commune de lutte contre les piliers et les places fortes du régime de 1978, ainsi que contre les autorités économiques. En bref, le défi consiste en l’élaboration d’une dialectique centro-périphérique complexe, qui ne voit pas simplement les problèmes depuis le centre (l’arène politique espagnole), et qui ne s’enferme pas non plus dans une perspective visant à combattre uniquement depuis la périphérie (Catalogne, Pays-basque et Galice).
Ce problème stratégique crucial est malheureusement absent des débats depuis 2011 et 2012 et n’a pas l’air d’intéresser vraiment ni Podemos et Izquierda Unida d’un côté, ni les CUP et le courant indépendantiste de l’autre. Au sein de ce scénario l’une des heureuses exceptions à la règle a été Anticapitalistas – l’organisation révolutionnaire qui anime un courant minoritaire au sein de Podemos et qui cherche à construire une dialectique centro-périphérique pour abattre le régime de 1978. Anticapitalistas constitue probablement la seule organisation politique espagnole défendant le mouvement indépendantiste catalan ainsi que le droit des institutions catalanes à organiser un référendum sur leur indépendance.
On ne peut pas rester neutre face au combat entre l’Etat espagnol et le gouvernement catalan. D’un côté se trouve une approche réactionnaire et antidémocratique qui nie le droit à l’auto-détermination ainsi que la revendication démocratique essentielle qu’est la demande d’un référendum. De l’autre côté, on trouve une revendication démocratique qui exprime un inconfort longtemps ressenti vis-à-vis de l’État espagnol.
Les mesures répressives mises en place par le gouvernement espagnol et les appareils étatiques qui ont été employés afin de paralyser l’organisation du référendum sont d’une intensité et d’une richesse de signification politique sans précédent. La Cour Constitutionnelle espagnole a invalidé l’acte portant sur le référendum voté par le Parlement catalan le 6 septembre. Ce vote avait annoncé le début d’un combat de légitimités ainsi que de légalités entre la Catalogne et l’Espagne – une situation de double pouvoir institutionnel fortement déséquilibrée.
Suite à la décision de la cour constitutionnelle, toutes les activités en lien avec le référendum ont été déclarées illégales. La Garde Civile (l’une des forces de police espagnoles) a perquisitionné plusieurs imprimeries, cherchant du matériel de campagne pour le référendum ainsi que des bulletins de vote. Ils fouillèrent ainsi les sièges de plusieurs médias. Le procureur général espagnol avait appelé au jugement de 712 maires catalans (sur 947), pour avoir officiellement exprimé leur soutien au gouvernement catalan sur la question du référendum et leur volonté de participer à son organisation.
Le 20 septembre, après avoir parcouru les registres de certains des quartiers généraux officiels du gouvernement catalan, la police espagnole arrêta des individus impliqués dans la mise en place pratique du référendum. De plus, les comptes bancaires du gouvernement catalan furent bloqués. Hors de Catalogne, tout action de solidarité envers le référendum fut sévèrement réprimée : l’exemple le plus connu est celui de ce juge qui avait interdit la tenue d’une réunion en faveur du référendum, qui devait avoir lieu dans un bâtiment du conseil municipal de Madrid, et qui fut finalement déplacé dans un théâtre privé.
Tout cela montre clairement que ce qui est en jeu avec le 1er octobre, ce n’est pas uniquement la possibilité pour les Catalans de faire entendre leur opinion sur l’indépendance de la Catalogne, mais bien une lutte démocratique plus large concernant le devenir des structures institutionnelles créées en 1978, qui pourraient se renforcer ou au contraire être affaiblies selon l’issue.
La tâche principale de la gauche espagnole est maintenant de manifester sa solidarité avec le peuple catalan concernant leur droit légitime à la tenue de ce référendum. Pour la gauche catalane, ce défi comporte trois dimensions.
Premièrement, il s’agit d’aider à défaire la répression exercée par l’État espagnol afin de pouvoir maintenir la tenue du référendum le premier octobre. Deuxièmement, il s’agit de mobiliser le plus de participants possibles. La grande majorité des opposants à l’indépendance ne reconnait pas de légitimité à ce référendum, et appelle à son boycott, à l’exception notable de la branche catalane de Podemos, donc le secrétaire général défend à la fois le référendum et le non à celui-ci, et aussi Catalunya en Comu, dont les principaux leaders ont annoncé leur intention d’aller voter, mais pas le contenu dudit vote.
La troisième dimension de ce défi est sans aucun doute de défendre le « oui » comme étant l’option stratégiquement la plus pertinente. Une réponse positive au référendum ne constitue pas seulement la seule option logique pour les indépendantistes, elle devrait aussi être celle de ceux qui défendent le choix d’une coexistence fédérale volontaire entre les peuples catalans et espagnols – un horizon fédéral qui ne peut qu’être fondé sur une base existante de souveraineté catalane.
C’est ce « oui » stratégique qui pourrait porter un coup important au régime de 1978 et libérer le potentiel démocratique de la Catalogne de construction de meilleures structures politiques et sociales – même s’il n’est pas certain que ce potentiel sera exploité pleinement. C’est précisément le défi stratégique pour l’avenir.
Traduit par Niels Laloë.