Après la mort d’au moins 27 personnes dans la Manche, plus de 200 universitaires spécialistes des questions migratoires demandent que les Etats européens, y compris le Royaume-Uni, reconnaissent leurs responsabilités.
Source : Le Monde
Mercredi 24 novembre, au moins 27 personnes sont mortes dans la Manche après avoir tenté une traversée en bateau vers les côtes britanniques. C’est le bilan le plus meurtrier de ces dernières années à Calais et ses environs. Pourtant, quiconque connaît la région ne peut s’étonner d’une telle nouvelle. D’abord parce que les frontières – mais surtout les politiques visant à empêcher leur passage – ont tué plus de 300 personnes sur ce seul littoral depuis 1999.
Ensuite parce que, depuis le début des passages en small boats, en 2018, on ne pouvait que craindre un tel drame : la Manche est l’une des voies maritimes les plus empruntées au monde, les personnes qui traversent le font dans des embarcations de fortune et avec un équipement minimum, et la température de l’eau ne laisse que peu de chance de survie à celles et ceux qui passent par-dessus bord. Enfin, parce qu’avec l’approche de l’hiver et la politique de non-accueil des pouvoirs publics français, les personnes en transit sont prêtes à tout pour passer coûte que coûte.
Dans les heures qui ont suivi le repêchage de plusieurs corps sans vie au large de Calais, on a assisté à un véritable déferlement de déclarations émanant d’élus et de représentants d’institutions publiques, se défaussant de toute responsabilité dans les conséquences dramatiques d’une politique migratoire meurtrière, qu’ils ont pourtant choisie et rendent opérationnelle tous les jours. A les entendre, les « passeurs » seraient les seuls et uniques criminels dans cette « tragédie humaine », épaulés, selon certains, par les associations non mandatées par l’Etat, qui auraient « du sang sur les mains », selon les propos tenus par Pierre-Henri Dumont, député [LR] du Pas-de-Calais, sur Franceinfo, le soir du drame. Ce retournement des responsabilités est odieux et inacceptable.
Le dédouanement des politiques en France et au Royaume-Uni fait tristement écho à la situation dramatique dans le canal de Sicile, où, depuis maintenant plus de vingt ans, des bateaux chavirent et des exilés se noient dans l’indifférence. Il fait écho aussi au traitement de la situation en cours à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, où quelques milliers de migrants sont pris au piège entre les forces armées biélorusses et polonaises, poussés en avant par les premières et repoussés par les secondes. N’y voir que le machiavélisme de la Biélorussie épaulée par la Russie, c’est occulter la responsabilité de l’Union européenne (UE) dans ce refus obstiné d’accueillir celles et ceux qui fuient leur détresse.
C’est bien avec l’assentiment de tous les Etats membres que les gardes-frontières polonais repoussent à coups de grenades lacrymogènes et de lances à incendie des familles afghanes, syriennes et d’autres nationalités, dont la vie est chaque jour mise en danger dans des forêts marécageuses, par des températures glaciales. Ce sont bien les Etats qui tuent aux frontières européennes.
Face à la rhétorique éculée de l’appel d’air et de l’invasion, face à l’entier report de la responsabilité à des passeurs ou à des régimes dits hostiles à l’UE, face à la criminalisation toujours plus grande de la solidarité, nous, sociologues, politistes, géographes, anthropologues, historiens, juristes, philosophes et psychologues spécialistes des questions migratoires, souhaitons rétablir quelques vérités issues de nos longues années d’observation et d’analyse des situations créées par les politiques anti-immigration :
– les migrations ne sont pas le fait de criminels, mais de personnes qui fuient des situations insoutenables et qui exercent un droit à la mobilité devenu, dans les faits, le privilège d’une minorité ;
– les passeurs n’existent que parce que les frontières sont devenues difficiles, voire impossibles, à traverser légalement ;
– l’augmentation des contrôles et des moyens policiers ne fait qu’accroître le prix des services proposés pour l’aide à la traversée ;
– les frontières tuent ; dans les pays d’origine et de transit, en Méditerranée, dans la Manche, aux frontières terrestres, dans l’espace Schengen, dans les territoires d’outre-mer, des personnes en détresse sont confrontées à la multiplication des dispositifs de contrôle frontaliers financés en grande partie par l’UE, ses Etats membres, et le Royaume-Uni ; pour éviter d’être enfermées, expulsées, maltraitées, elles empruntent des itinéraires toujours plus dangereux et tentent malgré tout le voyage en prenant des risques immenses ;
– le durcissement et la violence de ces contrôles augmentent la durée de l’attente, le nombre de tentatives de passage aux abords des frontières, les risques d’expulsion, conduisant à des parcours erratiques à travers la France et l’Europe, renforçant d’autant les souffrances endurées et les risques létaux ;
– la politique de « non-accueil » mise en œuvre à Calais comme ailleurs, consistant à harceler sans relâche les personnes exilées, à leur dénier l’accès aux droits fondamentaux les plus élémentaires et à entraver le travail des associations qui leur viennent en aide ne fait que rendre l’horizon britannique plus désirable ;
– à l’encontre des politiques dominantes, la solidarité des populations avec les personnes migrantes est de plus en plus patente à travers l’Europe ; des individus et des associations se mobilisent pour permettre à des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants de survivre malgré des conditions toujours plus difficiles ; qu’ils et elles soient accusés de « favoriser l’appel d’air », quand ce n’est pas de complicité de meurtre, est tout simplement honteux.
Face à ces drames, il est urgent que l’UE et les Etats européens, y compris le Royaume-Uni, reconnaissent leurs responsabilités et changent radicalement de cap : il n’est pour nous ni concevable ni acceptable que les institutions poursuivent dans leur entêtement à traiter les personnes migrantes comme des criminels, pour ensuite regretter hypocritement les morts que les mesures sécuritaires contribuent à produire.
Annalisa Lendaro (CNRS, Certop) ; Karine Lamarche (CNRS, CENS) ; Swanie Potot (CNRS, Urmis) ; Marie Bassi (université Nice-Sophia-Antipolis, Ermes) ; Michel Agier (IRD-EHESS, IIAC) ; Didier Bigo (Sciences Po, CERI) ; Alain Morice (CNRS, Urmis) ; Léa Lemaire (ULB, Cofund Marie Curie) ; Morgane Dujmovic (AMU, Telemme) ; Mustapha El Miri (AMU, LEST) ; Etienne Balibar (université Paris-Nanterre, Sophiapol) ; Nicolas Fischer (CNRS, Cesdip) ; Marie-Laure Basilien-Gainche (université Lyon-III, Ediec) ; Yasmine Bouagga (CNRS, Triangle) ; Mathilde Pette (UPVD, ART-Dev) ; Sarah Sajn (Aix-Marseille Université, Mesopolhis) ; Nicolas Lambert (CNRS, RIATE)
Pascale Absi (Université de Paris) ; Karen Akoka (Université Paris Nanterre, ISP) ; Eric Alliez (Université Paris 8) ; Charles Alunni (École normale supérieure/Paris 8) ; Anne-Laure Amilhat Szary (Université Grenoble Alpes, Pacte) ; Livia Apa (Cesac-Unior, Naples, Italie) ; Marion Aubrée (EHESS, CRBC/CéSor) ; Igor Babou (Université Paris Diderot) ; Tugba Basaran (University of Cambridge, Royaume-Uni) ; Marie-Laure Basilien-Gainche (Université Lyon 3, EDIEC) ; Laurent Bazin (CNRS, Clersé) ; Philippe Bazin (École nationale supérieure d’art de Dijon) ; Driss Bellahcene (Université Paris 8) ; Céline Belledent (Université Jean Monnet, Saint-Etienne) ; Hourya Bentouhami (Université Jean Jaurès, ERRAPHIS) ; Thomas Berns (Université Libre de Bruxelles, Belgique) ; Magali Bessone (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ; Melissa Blanchard (CNRS, Centre Norbert Elias) ; Laurent Bonelli (Université Paris Nanterre) ; Florian Bonnefoi (Migrinter/CEDEJ) ; Pauline Brücker (Migrinter/CEDEJ) ; Lola Bultel (Migrinter) ; Judith Butler (Berkeley University, Etats-Unis) ; Brendan Burchell (University of Cambridge, Royaume-Uni) ; Philippe Büttgen (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ; Nadezda Cacinovic (Université de Zagreb, Croatie) ; Claude Calame (EHESS, Paris) ; Marie-Claire Caloz-Tschopp (Universités de Lausanne et Genève, Suisse) ; Céline Cantat (Sciences Po) ; Cécile Canut (Université de Paris) ; Romeo Carabelli (CNRS, CITERES) ; Lisa Carayon (Université Sorbonne Paris Nord) ; Sara Casella Colombeau (Université Grenoble-Alpes) ; Audrey Célestine (Université de Lille) ; Pierre-Antoine Chardel (EHESS) ; Olivier Clochard (Migrinter / Migreurop) ; Collectif Solidarity Watch ; Sam Coombes (University of Edinburgh, Royaume-Uni) ; Francesco Correale (CNRS, CITERES) ; Iacopo Costa (CNRS) ; Saskia Cousin (Université Paris Nanterre, SOPHIAPOL) ; Isabelle Coutant (CNRS, Iris) ; Adam P. Coutts (University of Cambridge, Royaume-Uni) ; Marie Cuillerai (Université de Paris) ; Alexis Cukier (Université de Poitiers) ; Frederique Cvitkovic (CHU Bordeaux) ; Estelle d’Halluin (Université de Nantes, CENS) ; Emilie Da Lage (Université de Lille, GERIICO, ICM-NLE) ; Mathilde Darley (CNRS, Cesdip) ; Marielle Debos (Université Paris Nanterre, ISSP) ; Cristina Del Biaggio (Université Grenoble Alpes, PACTE/Migreurop) ; Daniel Delanoë (INSERM) ; Mathias Delori (CNRS, Centre Marc Bloch) ; Catherine Deschamps (Ecole nationale supérieure d’architecture de Nancy) ; Annabel Desgrées du Loû (IRD) ; Souleymane Bachir Diagne (Columbia University, Etats-Unis) ; Stéphane Douailler (Université Paris 8) ; Olivier Douville (Université Paris 10 Nanterre) ; Costas Douzinas (University of London, Royaume-Uni) ; Stéphane Dufoix (Université Paris Nanterre, IUF) ; Vanessa Paloma Elbaz (University of Cambridge, Royaume-Uni/CERMOM, INALCO) ; Perin Emel Yavuz (CNRS, ICM) ; Gülçin Erdi (CNRS, CITERES) ; ; Laurent Faret (Université de Paris) ; Didier Fassin (Institute for Advanced Study, Princeton, Etats-Unis/IRIS) ; Eric Fassin (Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, LEGS) ; Goran Fejić (Paris) ; Louis Fernier (Migrinter) ; Nathalie Ferré (Université Paris 13, IRIS) ; Shoshana Fine (ESPOL) ; Franck Fischbach (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ; Alexandra Galitzine Loumpet (Université de Paris, CESSMA/ ICM) ; Geetha Ganapathy-Doré (Université Sorbonne Paris Nord) ; Luca Giliberti (DISFOR/Laboratorio di Sociologia Visuale, Gênes, Italie) ; Marie Glon (Université de Lille, CEAC) ; Constance De Gourcy (Aix-Marseille Université, Mesopolhis) ; Flore Gubert (IRD) ; Camille Guenebeaud (Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis) ; Ulrike Guerot (Université de Bonn, Allemagne) ; Camille Hamidi (Université Lyon 2) ; Jean-Paul Hanon (CREC Saint-Cyr) ; Fabienne Hara (Paris School of International Affairs, Sciences Po) ; Judith Hayem (Université de Lille, Clersé) ; François Héran (Collège de France) ; Federica Infantino (European University Institute/ Marie Curie) ; Orazio Irrera (Université Paris 8) ; Rada Iveković (Paris) ; Thibaut Jaulin (Sciences Po Bordeaux, LAM) ; Stefan Jonsson (REMESO, Université de Linköping, Suède) ; Nicolas Jounin (Paris 8) ; Baptiste Jouzier (Université Grenoble Alpes/Université Laval, Canada) ; Feriel Kaddour (École normale supérieure) ; Maria Kakogianni (Université Paris 8) ; Fatiha Kaouès (CNRS, GSRL, PSL) ; Isabelle Keller-Privat (Université Toulouse-Jean Jaurès, CAS) ; Nicole Khouri (Institut des Mondes africains, Paris) ; Carolina Kobelinsky (CNRS, LESC) ; Sarah Labelle (Université Paul Valéry Montpellier 3) ; Caroline Lanskey (Newnham College, University of Cambridge, Royaume-Uni) ; Christian Laval (Université Paris Nanterre) ; Olivier Le Cour Grandmaison (Université d’Evry Val d’Essonne) ; Joëlle Le Marec (Museum National d’Histoire Naturelle, Paris) ; Olivier Legros (Université Tours, CITERES) ; Jules Lepoutre (Université de Corse) ; Stéphanie Lima (Albi-Toulouse, LISST) ; Thomas Lindemann (Paris Saclay, UVSQ) ; Danièle Lochak (Paris Nanterre) ; Michael Lowy (CNRS) ; Pierre Macherey (Université de Lille) ; Madoeuf Anna (Université de Tours) ; Giuseppe Maimone (University of Palermo, Italie) ; Chowra Makaremi (CNRS, IRIS) ; Léopoldine Manac’h (Université de Paris, Ceped/ICM) ; Alessandra Marchi (Università di Cagliari, Italie) ; Léo Martin (MNHN) ; Marco Martiniello (CEDEM, Université de Liège, Belgique) ; Evangeline Masson Diez (LIRTES, ICM) ; Sarah Mekdjian (Université Grenoble Alpes) ; Alice Mesnard (City University of London, Royaume-Uni/ICM) ; Claire Mestre (CHU et université de Bordeaux) ; Mehdi Mezaguer (Université Côte d’Azur) ; Sandro Mezzadra (Università di Bologna, Italie) ; Bénédicte Michalon (CNRS, Passages, Bordeaux) ; Milne Anna-Louise (University of London Institute in Paris) ; Estelle Miramond (Université de Paris, LCSP/CEDREF) ; Marie Moncada (CNRS/Sciences Po, Centre d’études européennes) ; Pierre Monforte (University of Leicester, Royaume-Uni) ; Louis Moreau de Bellaing (Université de Caen) ; Barbara Morovich (Université de Strasbourg, ENSAS) ; Tobias Müller (University of Cambridge, Royaume-Uni/Leiden University, Pays-Bas) Matthieu de Nanteuil (Université Catholique de Louvain, Belgique) ; Michel Naumann (Université de Cergy) ; Neilson Brett (Institute for Culture and Society, Western Sydney University, Australie) ; Alexis Nuselovici (Nouss) (Aix-Marseille Université) ; Laura Odasso (Collège de France, ICM) ; Claire Oger (Université Paris-Est Créteil) ; Bertrand Ogilvie (Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis) ; Chloé Ollitrault (EHESS, CMH) ; Ana Paula Penchaszadeh (CONICET/UBA, Argentine/Université Paris 8, LLCP) ; Flora Penot (Migrinter) ; Michel Peraldi (IRIS) ; Anna Perraudin (CNRS, CITERES) ; Pestre Elise (Université de Paris) ; Chloé Peyronnet (Université Paris 2 Panthéon Assas) ; Oriana Philippe (Université de Poitiers, Migrinter) ; Nicolas Pigeon (Université de Nice) ; Christine Plumejeaud (CNRS, Migrinter) ; Jacques Poulain (Université de Paris 8) ; Plínio W. Pado (Université Paris 8) ; Stéphanie Pryen (Université de Lille, Clersé) ; Luca Queirolo Palmas (Université de Gênes, Italie) ; Catherine Quiminal (Université Paris Diderot) ; Julie Rannoux (ICM) ; Renault Matthieu (Université Paris 8) ; Judith Revel (Université Paris Nanterre) ; François Ribac (Ecole Supérieure de Commerce de Bourgogne) ; Isabelle Rigoni (INSHEA/Grhapes) ; Valérie Robin Azevedo (Université de Paris) ; Bastien Roland (CERTOP) ; Tony Rublon (Migrinter/CEPED) ; Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky (INALCO, CESSMA) ; Marie Salaün (Université de Paris) ; Fred Salin (EHESS, IRIS) ; Hilary Sanders (Université Toulouse Jean-Jaurès) ; Filip Savatic (Sciences Po Paris, CERI) ; Camille Schmoll (EHESS, ICM) ; Jean-Noël Senne (Université Paris Saclay, RITM) ; Rachele Shamouni-Naghde (Queen Mary University of London, Royaume-Uni) ; Guillaume Sibertin-Blanc (Université Paris 8) ; Patrick Simon (INED, ICM) ; Damien Simonneau (INALCO) ; Yves Sintomer (Université Paris 8/Nuffield College Oxford) ; Serge Slama (Université Grenoble Alpes) ; Thomas Sommer-Houdeville (Université Jean Jaurès, CERTOP) ; Eric Soriano (Université Paul Valéry-Montpellier) ; Alexis Spire (CNRS, IRIS) ; Hélène Thiollet (CNRS-Sciences Po, CERI) ; Alberto Toscano (Goldsmiths, University of London, Royaume-Uni) ; Anastassia Tsoukala (Université Paris-Saclay) ; Elsa Tyszler (Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris) ; Océane Uzureau (Université de Gand, Belgique) ; Jérôme Valluy (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ; Eleni Varikas (Université de Paris 8) ; Lino Veljak (Zagreb) ; Vermeren Patrice (Université Paris 8) ; Eugénia Vilela (Université de Porto, Portugal) ; Christiane Vollaire (ICM) ; Arthur Vuattoux (Université Sorbonne Paris Nord, IRIS) ; Nadine Wanono (CNRS, IMAF) ; Wasinski Christophe (Université libre de Bruxelles, Belgique) ; Catherine Wihtol de Wenden (CNRS-Sciences Po, CERI) ; Laure Wolmark, (Non-lieux de l’exil) ; Cherif Yakoubi (Université de Paris, CESSMA)