Par Cédric Durand, le 25 juin 2016
Source : Contretemps
Voici venu le temps de la dislocation. Sur fond de désastre économique, d’arrogance bureaucratique et de mépris pour les questions sociales, l’attrait pour le projet européen n’a cessé de reculer ces dernières années. Les forces centrifuges qui se sont accumulées prennent aujourd’hui le dessus. La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) est le premier mouvement d’un processus de démembrement de l’Union qui, s’il n’est pas encore inéluctable, devient désormais très probable.
Aux difficultés dans lesquelles se débattait déjà ce proto-État vont maintenant s’ajouter l’onde de choc économique et financière du Brexit, les divisions sur l’attitude à suivre dans la mise en œuvre de celui-ci et les interprétations contradictoires sur la nouvelle direction à suivre : plus ou moins d’Europe pour ceux qui restent ? Une alternative rhétorique qui masque une véritable impasse : accroître l’intégration est rigoureusement impossible dans un contexte où les opinions publiques sont de plus en plus défiantes vis-à-vis de l’Union ; renoncer à faire un bond en avant dans l’intégration interdit de réparer des institutions puissamment dysfonctionnelles… Le piège du déficit démocratique se referme sur l’Europe du capital.
Le vote au Royaume-Uni est un vote de classe. Le poing de ceux et celles qui ont perdu 10% de leurs salaires depuis 2008 s’écrase sur la figure du premier ministre David Cameron et celle de cercles patronaux unanimes dans leur soutien à l’UE. Que ce vote soit en partie motivé par des sentiments racistes, que l’extrême droite ait dominé le camp du non, ce sont des évidences. Mais l’incapacité à articuler un non de gauche – au delà des petites formations comme le Socialist Worker Party et de rares structures syndicales – est un échec de toute la gauche britannique. C’est en particulier une occasion manquée pour le nouveau leader du Labour et eurosceptique historique, Jeremy Corbyn, qui contribue un peu plus à jeter les classes populaires dans les bras de ses ennemis.
Cette nouvelle insurrection électorale est une manifestation de la recomposition politique à grande échelle en train de s’opérer dans le monde occidental : presque partout l’extrême centre – centre-droit comme centre-gauche – est mis en difficulté, par des forces ou des personnalités aussi opposées politiquement que Donald Trump et Jeremy Corbyn, Podemos et Marine Le Pen. L’Union Européenne est l’incarnation archétypique du projet de l’extrême centre. Presque à l’arrêt dans les années 1970, l’intégration continentale ne progresse alors plus que par lente sédimentation des décisions de la Cour de justice de l’Union européenne. Sa relance dans les années 1980, qui conduit à la réalisation du marché unique puis à l’union économique et monétaire, coïncide avec l’affirmation de l’idéologie néolibérale et de l’hégémonie de la finance.
Produit de cette brève séquence historique, les institutions de l’UE en portent définitivement les stigmates. Incarnation institutionnelle presque parfaite du Zeitgeist de l’ère néolibérale, l’Union ne dispose pas de la profondeur historique qui lui permettrait de faire face au cycle de grandes turbulences enclenchées par la crise de 2008 et de se réarmer pour la nouvelle période. Privée de tout enracinement démocratique, elle ne dispose pas davantage de procédures de légitimation lui permettant de se réinventer. Espace de compromis entre partenaires gouvernementaux « responsables », l’UE est le terrain d’une grande coalition permanente dont est exclue toute immixtion des peuples.
Cette permanence réduit en outre les vies démocratiques nationales à une mascarade puisqu’elle interdit, par construction, toute possibilité de politiques économiques et sociales substantiellement distinctes. Comment s’étonner dès lors que l’Union n’exerce plus aucun pouvoir d’attraction pour les citoyens britanniques qui restaient à ses marges ?
Après les référendums néerlandais et français de 2005, irlandais de 2008 et grec de 2015, le vote en faveur du Brexit confirme que le matraquage européiste est inopérant. S’aligner avec lui est mortifère pour la gauche ; c’est laisser le champ libre à l’extrême droite. Comme l’indiquait une enquête récente du Pew Institute, le rejet de l’Union se généralise. Les opinions défavorables sont archi majoritaires en Grèce (71%) et en France (61%) mais également très élevées en Espagne (49%) et en Allemagne (48%). Si l’on en reste aux seules questions économiques, elles sont majoritaires à l’échelle de l’ensemble de l’Union. Autre enseignement intéressant, le rejet de l’UE n’est pas monocolore. Plutôt de droite dans l’Europe du Nord, il est à l’inverse plutôt de gauche dans l’Europe du sud.
L’Union Européenne n’est pas un champ de bataille, la gauche et les mouvements sociaux ne disposant d’aucune position significative à cette échelle. C’est l’hostilité à l’UE qui est aujourd’hui le terrain d’affrontement central, le lieu où la gauche doit défaire les courants xénophobes et autoritaires en articulant un projet de classe internationaliste.