Par Mathieu Bonzom, le 15 septembre 2016
Source : Contretemps
Il y a encore quelques mois en France, comme pour renverser le sentiment d’impuissance de l’année 2015, la jeunesse semblait en passe de retrouver la plage sous les pavés. Quelques mois d’été plus tard, les vagues ont repris d’assaut les plages. Vague d’attentats certes, mais aussi – avec des armes autrement plus puissantes et une politique bien plus ancienne – vagues d’autoritarisme raciste.
Vague après vague, ce mal se propage dans toute l’Europe. Des gouvernements d’extrême droite s’installent, ou s’y préparent. Mais la situation est déjà critique lorsque l’extrême droite est devenue la principale force d’opposition dans le champ politique, comme c’est le cas aujourd’hui en France entre autres. Imitée de toutes parts, l’extrême droite n’est alors plus que l’une des forces qui accélèrent la surenchère autoritaire des partis bourgeois classiques et de leurs institutions nationales – et a fortiori, supra-nationales.
Un seuil est franchi dans l’accumulation d’abus d’autorité les plus divers, du recours à de vieilles armes constitutionnelles aux dernières mesures liberticides, des attaques les plus officielles et assumées aux violences perpétrées loin des caméras de télévision. L’état d’urgence semble en passe d’accéder à la durée indéterminée, et une politique ultra-autoritaire se généralise – pas encore la Turquie d’Erdogan, déjà plus la routine antidémocratique de la Ve République.
Cette politique systématique semble désormais pouvoir compter sur un soutien de masse (ou du moins l’absence d’une opposition de masse) à un projet de société déjà en cours de mise en place. Alors que les beaux discours s’accumulent sur la défense de « nos libertés » face à leurs « ennemis » belliqueux (au Moyen-Orient) ou industrieux (en Chine), la « solution » autoritaire à la crise économique et politique du néolibéralisme en Occident se dessine de plus en plus nettement ici même.
La situation est grave, et la presse française s’en fait l’écho : elle bruisse d’un vocabulaire digne des plus sombres décennies de ce siècle – barbarie, invasion, collaboration… ¡No Pasarán ! Mais pour ces médias, propriétés de grande valeur pour nos ennemis de classe, les « collabos », les « Munichois », c’est nous ! Les « islamo-gauchistes » (autrement dit, les « judéo-bolchéviques » du 21e siècle), ou tout simplement, celles et ceux qui prétendent encore résister au raz de marée autoritaire.
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Comment comprendre ce raz de marée, alors qu’une crise sans précédent ronge la légitimité de la « caste » des représentants politiques professionnels ? Quel est l’enchaînement des circonstances entre le dégoût omniprésent d’un système manifestement anti-démocratique, et l’approfondissement de ces tendances anti-démocratiques ? Un élément de réponse majeur, et le premier du point de vue de nos responsabilités, est l’incapacité de la gauche radicale (en France, mais pas seulement) à construire une riposte organisée et de masse, visant à endiguer le phénomène. Mais il faut alors expliquer cet échec.
Pour répondre à toutes ces questions, il ne faut jamais perdre de vue l’objet principal des offensives idéologiques qui soutiennent les politiques autoritaires, offensives extrêmement violentes et puissantes, si l’on en juge par les dérives rapides qui affectent la quasi-totalité du champ politique et de larges secteurs des sociétés européennes : le racisme et l’impérialisme – avec pour pointes avancées l’islamophobie et la chasse aux migrant·e·s, entre autres formes de racisme d’État, ainsi que la « guerre contre le terrorisme ».
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La chose devrait être entendue. Pourtant une partie de la gauche radicale, non contente de relativiser l’importance de ces questions, va jusqu’à contester qu’elles fassent partie des termes du débat.
Nous considérons que le contrôle de la République sur les vêtements des femmes ne fait avancer aucune des causes que nous défendons (au contraire !). Aujourd’hui, dans des cercles qui s’étendent parfois jusque dans le mouvement syndical et social, il n’en faut pas plus pour se voir accuser de pactiser avec un nouveau fascisme. Et trop nombreux sont ceux qui, sans aller jusque-là, ne voient dans l’agitation autoritaire et raciste permanente qu’une diversion empêchant de s’occuper des vrais problèmes. Prenant la récente affaire du « burkini » par le petit bout de la lorgnette, certains reprochent simplement au gouvernement de faire « beaucoup de bruit pour rien ». Mais d’autres adressent les mêmes reproches aux femmes qui portent ce vêtement, ou même, les accusent de provocation extrémiste, sur fond de « lutte contre le terrorisme »…
De glissement en glissement, une partie de la gauche de transformation sociale est donc bien mûre pour traiter les antiracistes comme des « collabos ». Rien d’étonnant au fond, dans un pays où l’islamophobie n’est pas toujours considérée comme un racisme, même dans la gauche radicale. Au-delà de l’intervention du Conseil d’État, le débat en France a confirmé que la reconnaissance de libertés si élémentaires qu’elles semblent aller de soi (se vêtir à la plage !) demeure à géométrie variable. Ne rencontrant aucune protestation large et organisée, le processus trouvera les formes que l’arrêt du Conseil d’État l’oblige à chercher.
Il est grand temps que les plus naïfs apprennent à faire la différence entre un mirage et un contre-feu. Le gouvernement a-t-il beau jeu de faire enfler des polémiques racistes et sexistes, dans un contexte où il veut à tout prix refermer la parenthèse du mouvement social du printemps dernier, « contre la loi »Travail » et son monde » ? C’est une évidence. Mais n’y voir qu’un « écran de fumée » masquant les « vrais problèmes », c’est commettre une grave méprise : cette fumée-là n’est pas sans feu.
L’été 2016, en France notamment, a constitué une étape supplémentaire dans l’approfondissement de discriminations racistes bien réelles, concrètes et anciennes (bien au-delà du burkini), et dans leur popularisation au sein de la société française, avec pour toile de fond les entreprises guerrières censées répondre aux attentats. Négliger cela, c’est d’abord négliger la réalité de l’oppression raciste en France – soit en niant sa réalité matérielle, soit (ce qui revient au même) en la dissolvant dans une conception étroite de « la question sociale ». Une lourde responsabilité qui pèse déjà en grande partie sur la gauche radicale.
C’est aussi se priver de toute stratégie digne de succès : cette oppression est devenue centrale dans la politique de la bourgeoisie. Aggravé et reconstruit idéologiquement dans la « guerre contre le terrorisme », le racisme d’État est le principal ciment d’un bloc autoritariste aux mille visages, un point d’appui majeur pour son extension, un facteur de consentement de secteurs croissants des classes populaires à des politiques qui les oppriment – austérité néolibérale, répression sociale facilitée par l’État d’urgence, etc. Et si la lutte antiraciste demeure un point faible historique de la gauche de transformation sociale, notamment en France, comment s’étonner que ce point d’appui s’offre à l’hégémonie bourgeoise ?
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Ce n’est pas le seul point faible de notre camp politique, dans un contexte d’oppressions multiples, de guerres dévastatrices, enchâssées dans la grande catastrophe économico-écologique qu’est le capitalisme.
Pour ne parler que des faiblesses les plus nettes de la gauche radicale en France : nous sommes en difficulté dans la défense de libertés démocratiques durement attaquées, ou dans nos rapports avec les institutions verrouillées de l’Union Européenne ; nous ne parvenons pas à lier la contre-offensive dans les luttes sociales, à l’élaboration des perspectives politiques indispensables à ces luttes, après des décennies sur la défensive ; nous ne menons pas ensemble les batailles nécessaires dans le champ politique institutionnel.
Autant de faiblesses qui se font cruellement sentir lorsque des contre-offensives populaires s’esquissent. Heureuse surprise du printemps 2016 en France, le mouvement contre la loi « Travail » et son monde a remis au goût du jour les mobilisations sociales, les manifestations de masse, la question de la grève, et celle de la confrontation avec l’État, sous un gouvernement socialiste qui avait auparavant surtout eu à se préoccuper de la « manif pour tous » et des attentats. Tandis que les forces les plus convaincues ont peiné à lancer des grèves à la hauteur des enjeux et de la détermination de la classe dirigeante, le dynamisme du mouvement ne s’est pas démenti, notamment dans la jeunesse, y compris sous des formes qui ont été contestées au sein du mouvement : prise de la tête des manifestations, recherche de confrontations physiques avec la police, actions de « casse » et de blocage…
De multiples débats doivent se poursuivre sur cette mobilisation qui tente elle aussi de le faire. Mais s’agissant de la surenchère autoritaire dans les sociétés européennes, un débat en particulier retient immédiatement l’attention : celui des rapports avec la police. Il serait suicidaire, dans ce « coup d’État d’urgence » que nous vivons, de ne poser cette question que du point de vue tactique et « interne » au mouvement du printemps 2016, comme pour ménager l’opinion de ceux qui seraient prêts à se résigner à la Loi Travail « à cause des casseurs ».
Quoi que l’on pense de telle ou telle action menée contre la police lors des manifestations, c’est d’abord à une répression inouïe par la police que nous assistons, dans le mouvement social et bien au-delà. Or, cette répression divise aujourd’hui un camp social qu’elle devrait réunir contre elle : le nôtre. Celles et ceux qui sont en première ligne de la répression policière en connaissent la gravité, mais d’autres secteurs conservent une perception « neutre » de l’action violente de la police, et sont tentés de la canaliser, contre les petits « casseurs » à l’occasion (les grands casseurs qui possèdent la planète peuvent dormir tranquilles), et la plupart du temps, contre les « islamistes » ou la « racaille ».
Ce « recours à la police », émanant de notre camp social et politique, est catastrophique dans le contexte actuel, et on retrouve ici le double échec qui nous menace, sur le plan de la lutte contre les oppressions, et sur le plan stratégique plus général. D’une part, ce recours coupe une partie de la gauche radicale des opprimé·e·s aux côtés desquel·le·s elle prétend lutter et qu’elle espère rassembler, car ce sont les premier·e·s à faire les frais des violences policières. D’autre part, il nous prive de l’un des principaux avantages stratégiques qui reste à prendre contre l’extrême-droite et les secteurs les plus radicaux du bloc autoritaire : quelle que soit la souplesse politique dont ils ont fait preuve depuis des années, ceux-ci peuvent difficilement se retourner contre la police.
Une colère de masse contre toutes les violences policières serait un point d’appui décisif pour nous, dans l’autoritarisme ambiant.
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Ce printemps 2016 a aussi soulevé à nouveaux frais la question des perspectives politiques et de leur élaboration collective, dans une sorte de « mouvement des Indignés » lancé à retardement en France, l’expérience des « Nuits Debout ». Riche et contradictoire, l’expérience est encore vivante, et encore en débat. Mais sur le plan des perspectives politiques, il est déjà frappant que l’espoir de renouveau soulevé par Nuit Debout tranche avec tout ce qui se profile pour les échéances électorales de 2017.
L’identité des candidats possibles en est un premier indice. Et les campagnes effectivement menées sont toutes gravement affectées par la surenchère autoritaire et raciste qui inonde le champ politique, ou incapables d’y répondre. La seule campagne qui semble rencontrer un écho sur le côté gauche du gouvernement, celle de Jean-Luc Mélenchon, marque un net recul par rapport à celle de 2012, non seulement en termes de crédibilité, de division et d’affaiblissement de la gauche radicale, mais aussi, précisément, pour la tournure de plus en plus ouvertement social-chauvine qu’elle a prise.
On pourrait débattre des mérites des autres campagnes qui tentent de représenter la gauche radicale, mais elles sont animées par des organisations et des militant·e·s peu ou pas convaincu·e·s de l’importance stratégique de la politique représentative dans le contexte actuel, qui implique de se rassembler pour se remobiliser autour de perspectives concrètes et ambitieuses (autrement dit… radicales). Autant dire que sans cette ambition – et dans les règles d’un jeu institutionnel et médiatique toujours plus antidémocratique – c’est perdu d’avance.
Les candidatures et les campagnes électorales qui s’annoncent pour 2017 sont donc le meilleur argument de celles et ceux qui veulent déserter l’arène électorale et le champ de bataille institutionnel une fois pour toutes. Et on peut en effet faire le pari que la crise de légitimité du champ politique dans son ensemble va encore s’approfondir. Cependant, l’autoritarisme raciste qui fait figure d’unique projet alternatif, à force de s’appuyer adroitement sur la contestation diffuse de l’ordre établi, pourrait bien finir par l’absorber.
Faut-il se résoudre à l’absence de toute campagne d’ampleur opposée au bloc hégémonique en 2017 en France ? En tous cas, il est indispensable de se demander comment repartir à l’assaut, par « les luttes » (manifestations, grèves, et autres interventions concrètes dans la conjoncture), et indissociablement, par l’élaboration collective d’un projet politique fédérateur (sans doute impossible sans une participation bien pensée aux élections).
Dans cette société au bord du gouffre, la question des perspectives politiques construites « dans la rue » s’aborde avec la même lente impatience que celle des perspectives « dans les urnes ». Il n’est pas question de brûler les étapes de l’élaboration collective dans des cadres tels que les Nuits Debout. Ne nous privons pas pour autant de tirer des bilans d’étape.
Les secteurs de notre camp social (notamment dans la jeunesse) qui n’ont pas besoin de mots d’ordre plus précis que « contre la loi »Travail » et son monde » pour jeter toutes leurs forces dans une initiative comme Nuit Debout ou dans les « cortèges de tête », détiennent sans aucun doute certaines des clés de la situation. D’autres clés sont entre les mains d’autres secteurs, dont la mobilisation unifiée, la grève, la révolte générale, seraient plus puissantes mais nécessitent manifestement des perspectives politiques plus concrètes, un projet de société auquel croire assez pour risquer le peu qu’ils détiennent.
Des perspectives auxquelles cette revue cherche à contribuer par le débat théorique et stratégique.