Le samedi 18 juillet 2015, par TANURO Daniel
Source ESSF
« Soutenez-vous le Grexit (la sortie de la Grèce de l’Euro) ? » Si un Charles Michel quelconque devait un jour me poser la question (c’est heureusement peu probable), je l’enverrais dans les roses. Je lui dirais que je suis pour l’annulation de la dette grecque et le droit du gouvernement grec de rompre avec l’austérité, comme ses électeur-trice-s le lui ont demandé, et comme 61% des Grecs l’ont confirmé par référendum. Qu’on ne compte pas sur moi pour appuyer les Schäuble, Dijsselbloem, Van Overtveldt et autres « vrais Finlandais » qui veulent virer la Grèce de leur club parce qu’elle n’est pas assez riche à leur goût. Cela me semble la seule réponse digne d’un militant de gauche, internationaliste, partisan du droit démocratique des peuples à l’autodétermination.
Mais quand un militant de gauche me pose la même question (c’est heureusement plus fréquent), ma réponse est différente. Je commence par dire que le droit démocratique du peuple grec à l’autodétermination lui confère le droit de quitter ce club où les riches le pressent comme un citron, mettent son pays sous tutelle, s’approprient ses richesses, et l’humilient de surcroît. Et je vais plus loin : constatant qu’un nombre croissant de camarades en Grèce prônent le Grexit, je dis qu’ils-elles ont raison.
Une question politique pratique
Je pense que les militants dans la gauche de Syriza et dans les forces alliées, en lien avec une résistance sociale face au troisième mémorandum mortifère, doivent lutter pour se doter d’un gouvernement de gauche radicale vraiment radical. Un gouvernement qui affrontera les institutions de l’Union Européenne en prenant au plus vite toutes les mesures anticapitalistes concrètes et indispensables au bien de la majorité sociale, en sachant que cela forcera les autres gouvernements de l’UE à l’exclure de l’Euro. De sorte que 1°) soit accrue la probabilité que ce Grexit puisse se dérouler dans les conditions et au moment où le gouvernement grec l’aura décidé, ce qui implique aussi une préparation de multiples décrets à proposer sur le champ (une sorte d’état d’urgence constitutionnel et légal) ; 2°) il causera le maximum de dommage à la machine de guerre capitaliste qu’est l’Union Européenne.
Pourquoi cette réponse ? Parce que, dans le contexte concret d’aujourd’hui – afin d’avoir un coup d’avance sur une sortie contrainte décidée de facto par les effets cumulés du troisième mémorandum et/ou les décisions d’instances de l’UE – il n’y a tout simplement pas d’autre solution pour défendre au mieux (il faudrait dire : « au moins pire ») les intérêts des travailleur-euse-s, des paysan-ne-s, des retraité-e-s et de la jeunesse de Grèce. Ce n’est pas une question idéologique, au sens où veulent le faire croire les détracteurs à gauche du Grexit, mais une question pratique.
Mieux vaut anticiper
L’accord que l’Eurogroupe a imposé à Tsipras (et que Tsipras a imposé au peuple grec contre la majorité des membres de la direction de son propre parti, grâce au soutien de la droite et du PASOK !) ne fait qu’aggraver la situation qui a poussé Schäuble et les autres à vouloir l’expulsion de la Grèce de l’Euro. Les mesures prévues vont approfondir le chômage, la dépression et l’exode, les soldes budgétaires primaires exigés dans l’accord ne seront pas réalisés, la privatisation des actifs ne donnera pas les résultats escomptés et l’allègement de la dette sera insuffisant (l’accord exclut d’ailleurs toute diminution de sa valeur nominale). La Grèce s’enfoncera donc davantage dans le marasme. Sans tarder, les « ordolibéraux » remettront le Grexit sur le tapis, dans des conditions qui seront encore pires pour le peuple grec.
Mieux vaut anticiper, tant qu’il y a encore quelques marges de manœuvre. Mieux vaut anticiper aussi pour des raisons politiques. Le fait que le groupe autour de Tsipras ait trahi le « Non » et se soit allié aux partis du « Oui », le fait que toute une caste politique se recompose ainsi pour assumer une politique infâme, indigne et humiliante, qui foule aux pieds les principes élémentaires de la démocratie, risque d’ouvrir un boulevard aux néonazis d’Aube dorée. La menace est réelle. Cela met toutes les forces de gauche qui ont mené la campagne du « Non » face à la responsabilité historique de s’unir maintenant pour donner une réponse sociale aux aspirations légitimes à la souveraineté populaire. Il s’agit de profiter du fait que la gauche est encore largement majoritaire dans le pays. Il s’agit de profiter du fait que la « crise nationale » grecque (au sens où l’entendait Lénine, c’est-à-dire « une crise de la nation toute entière ») est ancrée dans le social pour remettre à l’ordre du jour la perspective d’un gouvernement qui rompra vraiment avec les memoranda. Il faut le faire en tirant la leçon principale des six mois écoulés, à savoir : il est impossible de sortir des clous du néolibéralisme par le biais d’un accord négocié dans le respect des règles de l’Eurozone.
Voir en face la réalité de l’isolement
Il faut préparer le plus vite possible un Grexit de gauche. Pas pour revenir à une Europe des Etats nations, donc, pas par « souverainisme », mais parce que la classe ouvrière et la jeunesse grecques, depuis des années, et plus encore depuis six mois, restent dramatiquement isolées dans leur combat courageux.
La victoire électorale de Syriza, en janvier dernier, a ouvert une brèche dans la chape de plomb austéritaire qui écrase et étouffe le monde du travail sur l’ensemble du continent. Mais, cette brèche, c’est peu dire que les directions traditionnelles du mouvement ouvrier et de la gauche n’ont rien fait pour l’élargir : elles ont tout fait pour la colmater. La CES a été jusqu’à désavouer le référendum, et à appeler de facto pour le oui. Les nuances entre partis sociaux-démocrates du Nord et du Sud de l’Europe sont restées dans le registre de la division des rôles entre les bons et les mauvais flics. Et la gauche de la gauche, politique aussi bien que syndicale, n’a pas été capable de changer cette situation. C’est un constat douloureux, mais incontournable.
Podemos en renfort ?
On objectera que Podemos arrive en renfort, et que sa victoire électorale changera la donne. Nous espérons tous et toutes cette victoire, comme nous avons espéré celle de Syriza, évidemment. Mais, outre qu’elle n’est pas certaine, il n’est pas certain non plus qu’elle débouche sur un autre scénario que celui qui s’est concrétisé en Grèce depuis six mois.
Pablo Iglesias a déclaré soutenir l’acceptation par Tsipras du troisième mémorandum : cela révèle à tout le moins un sérieux problème d’orientation. Un premier test sera celui de la gestion de villes comme Madrid et Barcelone. Il y a certes une gauche au sein de Podemos, comme au sein de Syriza, et l’évolution possible de ce parti, vu son origine, est sans doute plus ouverte que celle de Syriza. Dès lors, la question tactique posée est en fait la suivante : la perspective d’un Grexit de gauche (car la sortie de l’Euro ne peut pas se faire en deux coups de cuillère à pot) consoliderait-elle Podemos comme force de rupture ou favoriserait-elle plutôt son alignement « néo-réformiste » ?
Nous penchons pour la première réponse. Car si le Grexit est clairement conçu comme un acte de rupture anti-austérité et de révolte anti-despotique, il favorisera la prise de conscience et encouragera la mobilisation. De la même manière que la brève campagne pour le « Non » au référendum, parce qu’elle apparaissait comme acte de rupture, a augmenté qualitativement le niveau de la solidarité avec le peuple grec dans les autres pays de l’UE.
Un Grexit internationaliste
C’est dire que le Grexit de gauche peut et doit être un Grexit internationaliste. Une manière, pour les travailleur-euse-s et les jeunes de Grèce de dire à leurs frères et sœurs de toute l’Europe : désolés, nous n’avons plus d’autre choix que celui-là ; nous espérions déclencher une lutte commune contre cette Europe du capital, mais nous comprenons vos difficultés, l’inégalité des situation et des rythmes, les obstacles auxquels vous faites face ; cependant, ne vous trompez pas sur nos intentions ; notre perspective reste de renverser l’UE avec vous pour construire ensemble une autre Europe ; c’est pourquoi nous restons solidaires de vos luttes et nous vous demandons de rester solidaires de la nôtre ; nous en aurons fort besoin car nous allons vers des épreuves difficiles.
Pas une partie de plaisir
Le Grexit, en effet, ne sera pas une partie de plaisir. Les difficultés seront immenses, surtout dans les premiers temps. Le seul moyen de les affronter sera de mener vraiment une toute autre politique, de type écosocialiste. Divers économistes de gauche dans Syriza ont formulé une série de propositions concrètes pour cela, sur le plan économique.
Mais le fond de l’affaire est politique : stimuler l’auto-organisation et l’autogestion dans les quartiers, les villages ; s’inspirer du « budget participatif » de Porto Alegre (à la belle période) ; construire des comités populaire de contrôle des prix (avec publication sur un site web) ; réduire les inégalités sociales et lutter contre la bureaucratie ; favoriser l’émancipation des femmes ; intégrer les sans papiers ; gagner les petits paysans en développant un projet de souveraineté alimentaire en rupture avec l’agrobusiness (circuits courts, collaborations consommateurs/producteurs) ; accélérer la transition énergétique vers les renouvelables et l’efficience ; organiser la production de médicaments génériques ; développer un autre tourisme et… profiter du tourisme comme d’un levier pour peser sur les opinions publiques en Europe. Ce ne sont que des exemples. Ce n’est pas à nous d’écrire ce programme, les camarades de Grèce s’en chargeront et, le cas échéant, nous nous mettrons à leur école.
Une voie plus tortueuse que prévu mais il n’y en a pas d’autre
L’idée qu’un pays puisse rompre avec l’Euro est souvent un tabou dans la gauche anti-UE et internationaliste dont nous faisons partie. Pas parce que nous aurions des illusions sur l’UE, pas parce que nous croirions à la possibilité de « changer l’UE » ou de créer une « Europe sociale » dans le cadre de l’UE, mais parce que notre perspective est d’abattre l’UE pour la remplacer par une autre Europe – démocratique, sociale, généreuse : les Etats-Unis socialistes d’Europe, seul niveau où il soit réalistement envisageable de mettre en œuvre des alternatives anticapitalistes cohérentes. La profonde division entre pays –approfondie par l’UE – nous oblige aujourd’hui, dans le cas grec, à briser ce tabou et à envisager une voie plus tortueuse vers notre objectif. Il n’en découle nullement que nous plaiderions pour un Frexit, un Brexit, un Italexit ou que sais-je encore. Mais il s’agit d’ouvrir une issue concrète pour le peuple grec étranglé, et il n’y en a, hélas, pas d’autre…
Daniel Tanuro